"Demain, tout commence.
"Je veux remercier tous ceux et celles avec qui j'ai partagé amours, amitiés et passions. C'est à eux que je dois cette vie d'aventures.
Lorsque je feuillette les pages de l'album familial et que je regarde la photo de mariage de mes parents, je comprends pourquoi ils se sont tant plu à leur première rencontre. "Un vrai coup de foudre", disaient-ils en riant.
Grand, mince, le visage large encadré de cheveux bruns, les yeux pétillants d'intelligence, mon père, André Girard, semblait un homme malin et assez séduisant, ma foi ! Il fut l'un des affichistes les plus connus du Paris des années 30 de surcroît.
Ma mère, Andrée Jouan ("la petite Andrée") était une femme ravissante, menue, au visage fin, aux yeux rieurs. Coquette, elle roulait ses cheveux très longs en macarons ou les relevait sur le haut de la tête avec des peignes.
Sur la plupart des photos, mes parents se tiennent enlacés, robe de soie et costume de flanelle, ils sourient, l'air très amoureux. Infiniment complices.
Je ne me souviens plus quelles étaient mes lectures, à part Bécassine et Félix le Chat. Ce fut que plus tard, vers l'âge de treize ans, que j'ai lu le journal de Jules Renard. Ce fut, je me souviens, une véritable révélation.
L'anniversaire de mes dix ans sonna pour moi comme le seuil de ma majorité. Deux chiffres pour écrire mon âge : ça faisait sérieux. J'étais passé du côté des grandes personnes, je voulais alors tout savoir, tout comprendre, et décider seule. Envie surtout de ne plus être une "gourde" comme disait souvent papa. Chaque fois, j'en étais mortifiée. Et je me rebellais. Jusqu'à jeter dans la poêle ma poupée Bécassine un jour où mon père me traita encore de gourde.
Je me souviens que j'aimais courir après les pigeons et flâner dans les ruelles.
Chez nous, il n'y avait que rires, peinture et musique. J'ai failli racheté notre chez nous des années plus tard avec mes premiers cachets de comédienne. A cette époque, j'avais informé papa de mes intentions et il me répondit avec rage : "La terre se retourne contre celui qui veut se l'approprier !"
J'ai renoncé.
Dans cette maison, j'ai vu passer Joséphine Baker, Mistinguett, Mireille, Jean Sablon, Marianne Oswald, Maurice Chevalier (dont je connaissais les paroles des chansons par coeur), j'ai croisé tous ces grands noms du music-hall sans mesurer vraiment leur célébrité. Seul, Tino Rossi ne nous amusait pas beaucoup. J'avais toujours l'impression qu'il faisait la gueule alors qu'à la maison, c'était plutôt la fête.
J'ai aussi rencontré Suzanne Des près, femme du metteur en scène Lugné-Poe, qui me laissa un très beau souvenir.
Les visages, les voix de ces acteurs, de ces chanteurs, sont comme de longues racines plongées dans ma tête. Leurs éclats de rire, je les entends encore.
Si ma mémoire n'a pas retenu beaucoup de phrases de papa, il en est une qui m'est restée toute ma vie :
- Moi, je vous apprendrai à vivre dans du beau. Plus tard, vous me remercierez, avait-il dit.
Combien de fois ai-je entendu ces mots !
Du coup, il nous amenait à Venise tous les étés arpenté les salles des musées, les galeries, les églises et les monastères. Si j'ai soupiré plus d'une fois devant ces "avenues de peinture" imposées, je suis très consciente de la chance que nous avons eue : les souvenirs de Venise ont accompagné toute ma vie.
A la maison, les conversations tournaient de plus en plus souvent autour d'un personnage inconnu que tout le monde semblait craindre. Un certain Adolf Hitler. Maman avait peur, elle parlait de la guerre, du départ des hommes et de mon père avec de la terreur dans la voix.
- Alors si papa part à la guerre, je pourrais aller jouer avec mes copines aux patins à roulettes ? avais-je demandé à maman sans trop réfléchir à mes paroles.
- Cette petite est une vraie gourde ! répondit mon père d'une voix cinglante.
Puis les Allemands envahirent le nord de la France et dès le début des hostilités, papa se lança dans la Résistance. On a fui Paris pour se retrouver au Cap d'Antibes à manger des pâtes et des rutabagas. J'étais jeune et insouciante. La vie était belle.
Surgit un soir pour dîner Dany, un ami de papa qui avait amené avec lui un copain, un certain Gérard Philippe. Une arrivée qui bouleversa notre destin. Oui, à ce dîner improvisé ma vie bascula. Gérard n'avait pas encore vingt ans, ni moi seize, et cette rencontre fut pour nous comme une deuxième naissance. Magie d'un coup de foudre amoureux. Un trouble délicieux et la même exaltation.
Il m'impressionnait avec toutes ses lectures dont il me parlait quand nous roulions côte à côte sur nos vélos. Gérard arriva dans ma vie comme un rayon de soleil et mon coeur battait d'une émotion nouvelle. Me taire, l'écouter, fut la manière que je choisis pour qu'il ne me prenne pas pour une bêtasse.
Et j'étais si fière du regard qu'il posait sur moi.
A pédaler comme des fous sur nos vélos, nous avons traversé l'Europe en imagination, lui parlant, moi écoutant, au début timidement, puis de plus en plus en confiance, grâce à l'attention qu'il me portait. Tout était rires, jeux, promenades. Cette période reste l'une des plus belles de ma vie malgré la guerre.
Face aux mystères de l'amour, ma mère ne nous avait rien enseigné des arcanes de la sexualité et de la reproduction. Je me souviens que vers douze ans, je m'étais enhardie à lui demander comment les enfants venaient au monde. Elle m'avait répondu qu'il suffisait de prendre de l'aspirine. C'était absurde mais je l'avais crue, j'avais chipé un peu d'argent dans son porte monnaie et filé à la pharmacie pour me procurer le médicament, espérant ainsi épater les copines en ayant un bébé. Je ne sais plus combien j'en avais avalé mais j'en garde encore le souvenir amer sur la langue et cette expérience m'a guérie à vie de l'aspirine. Après avoir été malade pendant vingt-quatre heures, je dus avouer ma bêtise.
A l'époque, personne ne parlait de sexualité, pas plus à la maison que dans les magazines. Gérard et moi faisions, main dans la main, nos premiers pas dans la vie sentimentale. Je ne connaissais rien de rien. Alors, je baissais les yeux, muette et troublée et je le laissais m'aimer, un peu paniquée, le coeur débordant de tendresse et lui, parlait doucement, doucement, pour ne pas me brusquer. Ses gestes étaient un peu indécis, maladroits, je crois aussi que pour lui aussi c'était la première fois. Il fut mon premier amoureux, timide et attentionné. La guerre nous a ensuite séparé.
Puis ma mère a été arrêté par la Gestapo alors que mon père était à Londres et tout s'est accéléré. La Gestapo m'a retrouvé puis torturé, je ne comprenais rien à leurs hurlements, je me souviens avoir pensé "Tiens c'est bizarre, ça fait comme dans Félix le Chat, quand on lui tape sur la tête, on voit des petites barres noires dessinées et surmontées chacune d'une étoile". Finalement, quand on reçoit des gifles, on voit des étincelles, c'est plutôt chaud que froid mais ça fait presque pareil !
Puis, brusquement, les gifles se sont arrêtées. Quelqu'un les appelait de la pièce voisine. "Toi, tu ne bouges pas !" cria l'un en me jetant au sol, et ils me plantèrent là. La suite fut plus rapide que le temps de l'écrire. J'étais seule. Instant bizarre de je ne sais quel miracle. Ils m'avaient laissée par terre à les attendre, recroquevillé. A deux pas d'une porte vitrée qui donnait sur le jardin.
Alors j'ai bondi vers cette issue qui n'était même pas fermé à clef et j'ai couru avant de m'accroupir derrière un gros plot de ciment, me faisant la plus petite possible. Quelques instants plus tard, deux hommes sortirent comme des furies et passèrent devant moi sans me voir courant vers le centre-ville. Je me relevai aussitôt et m'enfuis dans l'autre sens récupérer mon vélo. Et j'ai pédalé, pédalé, pédalé sans me retourner. Le plus vite possible. Le plus loin possible.
La suite ? J'ai retrouvé ma soeur qui était tombé enceinte et on est remonté à Paris. "A quelque chose malheur est bon" Pour gagner quelques sous et soulager la famille qui nous avait accueilli, nous donnions un coup de main à l'épicerie la journée et lisait La petite Illustration et tous les livres que je trouvais pour calmer les angoisses la nuit.
J'ai alors grâce à Simone Signoret rencontré Daniel Gélin. Elle me jeta dans ses bras et même que je m'y suis bien trouvée. Charmant, séduisant, attentionné, talentueux, il me plut d'emblée. Il parlait souvent de mes "narines ardentes". C'était joli ! Avec lui, je me sentais en sécurité. Son humour et son intelligence m'étaient source de vie. Désormais, je n'étais plus seule, la tendresse cheminait à mes côtés. Nous apprenions notre métier en essayant d'oublier les crampes d'estomac causées par la faim, le froid de l'hiver 43, la disparition mystérieuse de certains collègues, l'étoile jaune que d'autres portaient sur leurs vêtements, et cette occupation qui n'en finissait pas.
Au mois de juin 1944, Daniel et Yves Allégret craignant d'être recherchés par le STO, nous partîmes tous nous réfugier en Haute-Marne. Une période un peu flou dans mon souvenir. Puis, ce fut le débarquement et la Libération qui nous fit pleurer de joie et de rage de ne pas l'avoir vécue à Paris.
Les Américains firent enfin irruption dans le village. On les invita a manger et à boire avec nous pour fêter la Libération à notre manière avant de rejoindre Paris en Auto-stop.
C'est en 1945, sur le plateau d'un théâtre où nous répétions Daniel et moi, qu'arriva ce que l'on nommait à l'époque un "petit bleu" : un télégramme qui m'était adressé : "Arriverai demain matin Hôtel Lutetia. Signé : Maman"
Bouleversé, coeur battant, je lus et relus ces sept mots. Maman demain matin ! Maman vivante ! Jamais mon coeur n'avait battu aussi fort. Maman ? Vivante ?
Au Lutetia, des cars se succédèrent remplis de femmes en vêtements gris rayés, épuisées, les yeux hagards. Beaucoup pleuraient, cherchaient des visages familiers dans la foule, appelaient parfois en hurlant, éclatant d'un rire fou ou s'écroulaient en sanglotant. Jamais je n'avais vu pareille souffrance, entendu de tels cris. Des centaines de femmes. des hurlements. Des larmes.
Et maman qui n'arrivait toujours pas.
Je guettais. Allais-je la reconnaître ? Et puis, soudain, dans un car, je fus apostrophée par des déportées qui criaient en me regardant : "Petite ! Petite ! Tu t'appelles pas Danièle ? Tu cherches ta maman ? Andrée ! Andrée ! Regarde, elle est là , ta fille ! Danièle, viens-là ! Vite ! Vite !"
Et tout d'un coup, je vis maman. Je la reconnus tout de suite. Bien sûr, elle avait beaucoup maigri mais elle était lumineuse, elle rayonnait. Ses beaux cheveux étaient coupés court, mais moi je ne vis que ses yeux.
Et mon visage s'inonda de larmes.
Nous avions cherché la sorti comme nous pouvions. Autour de nous, encore des cris, des rires, des larmes. C'est impossible de raconter cela. Ces bousculades, ces hurlements. Jamais je n'oublierai.
Maman était aussi bouleversé que moi mais elle ne pleurait pas. Elle aurait bien voulu, mais elle ne savait plus. "J'ai trop pleuré là-bas. A présent, je n'y arrive plus." De toue sa vie, je n'ai plus vu de larmes sur ses joues. Comme si elle s'en était vidé définitivement. Aucun évènement ne méritait de pleurs après ce qu'elle avait vécu là-bas.
Je n'ai pas de souvenir précis du repas qui a suivi. Maman dut réapprendre à s'alimenter en ingurgitant de toutes petites quantités de nourriture malgré la faim qui obsédait son esprit. elle avait surtout envie de crème fraîche, comme dans les recettes que son imagination inventait au camp pour calmer les insupportables crampes d'estomac. "Des recettes pleines de crème, de sucre et de beurre qu'on notait sur des bouts de papier qui traînaient avec ce qu'on trouvait pour écrire. Pendant quelques minutes, nous étions repues de cette nourriture riche et lourde, imaginée. Ensuite les douleurs reprenaient", racontait-elle.
Elle posait des questions à n'en plus finir. Elle voulait savoir comment allaient ses filles, son mari, c'est tout ce qui l'intéressait. Maman n'a parlé de ses souffrances que bien plus tard, et jamais pour se plaindre. Elle racontait les appels dans le camps, à l'aube, pendant quatre heures, hiver comme été, les femmes nues dans le froid qui mouraient les unes après les autres. "J'étais forte comme un roc, il le fallait car les faibles tombaient comme des mouches." On ne les ramassait que pour les emmener au crématoire.
Elle me raconta la punition d'une de ses compagnes, attachée par les gardiens allemands le long d'un mur et sur laquelle ils avaient lâché leurs chiens. Les autres déportées devaient la regarder sans baisser les yeux. Le plus incroyable, c'est que cette femme n'était pas morte sous les crocs des molosses, elle avait survécu à ses multiples blessures et elle était rentrée à Paris à la libération, elle aussi.
Lorsque, plus tard, maman rejoignit mon père aux Etats-Unis, elle fut invitée à une conférence pour apporter son témoignage de déportée. Ne se plaignat jamais, elle avait tendance dans son récit à tirer le tout vers le rire, le joli, le poétique, tournant tout en dérision. les spectateurs riaient malgré eux, un peu gênés, et elle avait conclu la conférence en disant :
- Bon, je m'arrête de parler de ce bagne parce que je vais vous faire regretter de en pas y être allés.
Cet humour-là, c'était maman !
Magnifique mère. Intelligente, modeste. Elle n'en voulait même plus aux nazis. Ses geôliers, elle en parlait en les appelant "ces malheureux fous, ces pauvres hommes", elle leur avait pardonné. Une attitude sans doute inconcevable pour beaucoup, mais pour enterrer le passé et les souffrances, elle pardonnait tout, tout.
Le jour de l'enterrement de mon père, ma mère semblait pétrifiée, comme insensibilisée. "Si je pouvais pleurer, si seulement je pouvais pleurer", murmurait-elle. Mais ses yeux s'étaient définitivement asséchés aux lumières des miradors de Ravensbrück. "Mes larmes, les nazis me les ont volées", disait-elle.
Ma mère... Ma mère à qui je dois "ce demain". Demain tout commence, tout est possible, tout va naître. Découvrir, se trouver, se donner, inventer, vivre la journée et en faire quelque chose d'utile, d'intelligent pour d'autres que l'on aime ou que l'on va rencontrer.
N'est-ce pas le bonheur absolu ?
- Quelle surprise m'apportes-tu ce matin ? Me disait-elle les yeux brillants.
C'était sa question préférée. Tout pour elle était "cadeau".
- Ta vie est toujours entre tes mains ; c'est ta responsabilité et celle de personne d'autre. C'est à toi d'inventer tes journées. Et de ne pas regretter de n'en avoir rien fait, disait-elle.
Demain tout recommence.