"La nostalgie n'est plus ce qu'elle était...
- Mamie, tu étais seule quand tu as rencontré Papi ?
- Non, j'étais avec Charles. Un jour, à la sortie du cinéma, il m'a vue, il n'a vu que moi. On s'est mis ensemble. Il m'aimait, je l'aimais. Un homme très respectable. On s'est un peu ratés, lui et moi. Bien sûr, on a eu la joie de vivre les bons moments, mais nous n'avons jamais partagé les mauvais temps.
- Et Papi, dans tout ça ?
- Je travaillais dans un restaurant où il venait souvent dîner. Un jour il me voit. Le lendemain, il revient déjeuner pour me revoir. Le surlendemain, je vais le voir avant qu'il parte pour une mission ailleurs... et c'est déchirant. Voilà. Je ne vais pas tomber dans Intimité ou Nous deux. En quatre jours, il s'est passé une chose fulgurante, indiscrète et irréversible.
- Tu savais déjà que c'était irréversible ?
- Je ne savais pas que ça durerait plus de cinquante ans. Mais ce qui s'était passé était irréversible, pour moi en tout cas, et je ne voulais pas qu'on joue là un vaudeville. J'ai beaucoup pleuré. Il n'y a rien de plus triste au monde que de faire du mal à celui à qui on ne veut que du bien, et d'être incapable de faire la seule chose qui arrangerait tout, c'est-à-dire de cesser d'aimer l'autre.
C'est dérisoire d'essayer de s'accrocher à la raison. C'est effrayant de penser à l'autre qui n'est pas là et qui a peut-être oublié. C'est miraculeux de recevoir un coup de fil de l'autre bout de la France. C'est tuant de faire semblant d'aller bien et d'avoir tout le temps du chagrin. Enfin, c'était comme pour tout le monde quand ces choses-là arrivent.
- Alors tu es partie ?
- Non. Pendant quelques semaines, on a vraiment essayé, tous les trois de cicatriser. Ça n'a pas marché du tout. Dans un roman mondain, ça aurait pu être un chapitre genre "Idylle sous la cathédrale"... Ça n'était pas idyllique du tout. C'était bel et bien la passion avec tout ce que ça comporte.
- Et tu as librement choisi de vivre la passion.
- Je ne sais pas dans quelle mesure on est libre de choisir ce qu'on va vivre. Si j'avais rencontré ton papi dans une ville étrangère, loin de mes familiers, des siens et de ceux de Charles, il n'y aurait pas eu de témoins, il n'y aurait pas eu ces regards qui décuplent tout.
Je pense qu'il y a des histoires d'amour comme des engagements qu'on prend dans la vie, qui sont finalement aussi des histoires d'amour. j'ai eu un ultimatum de ton Papi. Il m'a expliqué qu'il n'attendrait pas cent sept ans ; qu'il fallait que je fasse mes paquets et que je vienne vivre avec lui, ou bien ça n'était plus la peine, même de téléphoner.
- Il n'avait pas d'attaches ?
- Il était marié avec ses copains mais était superbement disponible, et cette histoire lui est tombée sur la tête. La passion, ça occupe. C'est très dérangeant la passion.
- Et tu as fait tes paquets...
- Un tout petit baluchon. J'ai fait beaucoup de peine à Charles et aux copains. Quand vous changez de vie, vous changez leur vie. J'ai été jugée, condamnée, encouragée aussi, par des gens qui ne portait pas à Charles la tendresse qui était la mienne et qui l'est restée.
C'est difficile et cruel et encore une fois indiscret de refaire sa vie, comme on dit. Tout se passe dans des larmes très chaudes. Et il faut singulièrement s'aimer pour faire décoller et voler ce drôle d'engin à deux places qui est une nouvelle vie commune. Malgré tout, contre tout et contre tous...
- C'était il y a cinquante ans.
- Oui. Et ça fait cinquante ans que ça dure. Nous avons le même âge. S'il a vécu mon vieillissement à mes côtés, moi j'ai vécu son mûrissement à ses côtés. C'est comme ça qu'on dit pour les hommes. Ils mûrissent, les mèches blanches s'appellent des "tempes argentées", les rides les "burinent".
(une pause) Maintenant, ce qu'il nous reste, c'est du surplus, des cadeaux, la surprise que ça continue, la gratitude envers les bons et même les mauvais moments. C'est dans la continuation du voyage, dans un wagon de première classe bien installé sur ses rails, alors qu'on a pris le train a vingt ans dans un compartiment de troisième qui roulait sur une voie cabossée, jalonnée de gardes-barrières et de gare où l'on descend pour la première fois.
Les gares dans lesquelles je vais descendre à compter de maintenant sont des gares où je suis descendue avant, elles sont celles des retrouvailles, des constats, rarement celles des découvertes. Sauf une, celle qui m'a faite grand-mère pour la première fois de ma vie. Et les autres fois aussi.
- Mamie, tu as beaucoup hésité à raconter tes souvenirs. Tu m'as même dit : "Mes souvenirs ne m'appartiennent pas".
- Ce ne sont pas mes souvenirs qui ne m'appartiennent pas, c'est ma vie ! Je considère qu'on est fait que par les autres. Même les options qu'on peut prendre dans la vie sont toujours dues à quelqu'un d'autre, à une rencontre ou au fait qu'on veut être à la hauteur de l'opinion de quelques-uns. Pas beaucoup, en fait. Je sais très bien que ce que j'appelle "ma conscience", c'est le regard de ces personnes-là. Pas nécessairement des gens que je vois souvent. Des gens qui ne savent pas du tout qu'ils sont ma conscience.
- Je dois y aller Mamie.
- Tiens, prends-ça pour mettre de l'essence et n'oublies pas de revenir me voir...