"Le Petit Journal, là, sous vos yeux.
De Munich, ma Mamie conserve le souvenir d'une métropole baroque aux savantes ordonnances, d'admirables musées et surtout de brasseries. Elles sont célèbres dans le monde entier, les brasseries de Munich.
Aux Bavarois, elles tiennent lieu de ce que représentait, pour les Romains, le forum.
On s'y retrouve, on y boit de la bière. Sous les voûtes, les cuivres répandent leurs flonflons. On reprend les refrains en coeur. Aussi, on parle. Les servantes passent, en costume traditionnel, portant à bout de bras d'énormes chopes. L'atmosphère reste paisible, bon enfants.
Pas toujours.
Au soir du 8 novembre 1939, si trois milles personnes sont là, ce n'est pas uniquement pour boire de la bière. Ces trois milles hommes et femmes sont tous des nazis. ils sont réunis là pour commémorer le putsch tenté par Adolf Hitler.
Cette tentative de coup d'Etat s'était révélée un cruel échec. Hitler avait été arrêté, jugé, condamné à une peine de forteresse. Pendant cette captivité, il avait écrit Mein Kampf, livre qui devait devenir la bible de ses partisans.
Ensuite, année après année, la commémoration du Bürgerbraükeller s'est voulue semblable à elle-même. Sauf à l'automne de 1939. Depuis deux mois, l'Allemagne est en guerre. Au printemps, Hitler est entré dans Prague. En août, il a signé le pacte germano-soviétique. En septembre, il a écrasé la Pologne.
Les trois milles nazis qui l'attendent savent que, après son succès polonais, Hitler a proposé la paix à la France et à l'Angleterre. En vain.
Certains n'ignorent pas qu'il vient d'ordonner à ses généraux de se préparer à une attaque imminente à l'ouest. Que va-t-il dire, ce soir-là, le 8 novembre 1939 ?
Un peu avant 20 heures, des acclamations s'élèvent à l'extérieur. Dans la grande salle de la brasserie, un frémissement court l'assistance. Tous se tournent vers le porte largement ouverte. L'ovation qui salue son entrée ressemble à de la frénésie.
Jamais peut-être le Führer n'a recueilli autant d'enthousiasme. Quand pourtant il monte à la tribune, il paraît sombre, préoccupé. Un profond silence s'établit.
A 20 h 08, il prend la parole. Il évoque naturellement le putsch, stigmatise le traité de Versailles puis s'en prend aux Anglais : "Car quel peuple a été plus bassement dupé et trompé que le peuple allemand par les hommes d'Etat anglais ?" Il enchaîne : "Nous seuls pouvons vaincre ! Si M. Churchill ne croit pas cela, je le mets sur le compte de son grand âge. D'autres aussi ne l'ont pas cru, les Polonais par exemple !"
Sa voix rauque s'enfle pour rappeler que les nationaux-socialistes ont toujours été des combattants. Il termine par : "Pour notre peuple allemand et par dessus tout maintenant pour notre victorieuse Wehrmacht, Sieg Heil !
L'assistance aussitôt debout, dans un état proche du délire, reprend le même cri. La fanfare joue alors le Horst Wessel Lied, chant nazi par excellence. Des acclamations sans fin se mêlent aux paroles et à la musique.
Il est 20 h 58. Le führer a parlé pendant cinquante minutes. Un discours nettement plus court que ceux qu'il a prononcés les années précédentes : il parlait en moyenne une heure et demi.
Hitler serre quelques mains. Il semble pressé. Naguère, il s'attardait à causer avec ses vieux amis, avec les familles des nazis morts au combat. Ce soir, rien de pareil. Il part aussitôt pour la gare monumentale de Munich qu'il rejoint à 21 h 24.
A 21 h 31, le train part.
Au Bürgerbräukeller, la salle - désemparée, déçue - s'est vidée en quelques minutes. Il ne reste là que quelques membres du parti, des employés, des serveurs, des serveuses et quelques SS.
Tout à coup, à 21 h 20, une formidable déflagration secoue la bâtiment tout entier. Une bombe vient d'éclater à quelques mètres où se tenait Hitler pendant son discours. De ce lieu quasi historique, il ne reste qu'un effroyable enchevêtrement de débris informes. Des décombres, on relèvera sept morts et soixante-trois blessés.
Si le discours d'Hitler s'était prolongé comme à l'accoutumée, on n'aurait rien retrouvé de lui. Cinquante hauts dignitaires du régime aurait disparu en même temps.
Le train d'Adolf Hitler roule dans la nuit. Il apprendra la nouvelle à Nuremberg où son visage se figea. dans son regard dansait la flamme mystique qu'on lui connaissait au moment des grandes décisions. D'une voix tranchante et que l'émotion altérait, il s'exclama : "Maintenant, je suis en paix avec moi-même. Si je suis parti plus tôt que d'habitude, c'est que la providence veut que mon destin s'accomplisse." il ajoutera :
- Subitement, j'ai senti en moi un besoin impétueux d'écourter cette réunion. Au fond, aucune raison péremptoire ne m'y incitait. Rien d'important ne m'attendait dans la capitale. Mais j'ai écouté cette voix intérieure qui devait me sauver.
Les journaux vont réserver à une telle explication l'accueil que l'on devine. L'opinion allemande en restera frappée. Décidément, ne fallait-il pas interpréter comme un signe cette chance insolente qui semblait ne jamais abandonner Adolf Hitler ?
C'est sur ordre personnel du Führer que l'enquête a été confié à Arthur Nebe. Alors qu'il est dans l'avion qui vole vers Munich, Nebe se sent mal à l'aise.
Dans quel guêpier le Führer vient-il de le fourrer ?
Soyons-en rassurés : Nebe n'est pas tombé de la dernière pluie.
A peine arrivée à Munich, il va tenir à associer la Gestapo à son action. A la brasserie, les enquêteurs de Nebe sont au travail. Ils ne leur a fallu qu'une heure pour découvrir dans les ruines les éléments d'une machine infernale.
Un engin qui n'est pas d'origine militaire et certainement de fabrication artisanale. Du bricolage ? Nullement. Il s'agit au contraire d'un travail remarquable. Les explosifs dont on s'est servi sont du type employé dans les mines.
Quant au mécanisme, c'est celui d'une pendule. A partir de ces éléments, la police va - sans perdre une minute - engager son enquête...
Les résultats obtenus en cette seule journée sont confondants. On a identifié l'horloger qui a vendu la pendule du type dont on s'est servi pour l'attentat. Il a donné un signalement précis de l'acheteur : un jeune homme au visage triangulaire, avec des cheveux bruns ondulés, des sourcils épais et s'exprimant avec un fort accent souabe.
La police découvre enfin qu'un serrurier du nom de Solleder a prêté son atelier à un jeune Souabe pour qu'il puisse effectuer un certain nombre de travaux : une invention à laquelle il travaillait depuis longtemps, avait-t-il affirmé.
Le serrurier a livré une description détaillée du jeune homme. Elle correspond à celle donnée par l'horloger. Mieux encore : un jeune homme parlant le dialecte souabe a été vu, pendant de longues semaines, au Burgerbräukeller. Il s'est même lié à une serveuse. Le propriétaire de la brasserie se souvient d'avoir surpris le jeune Souabe dans les toilettes après la fermeture. Sommé de s'expliquer, il a prétendu être entré là pour panser un furoncle et avoir été enfermé par mégarde.
A ce point de l'enquête, Nebe communique ses informations aux hommes de Müller qui tiennent déjà un homme qui correspond au signalement. Ils l'ont capturé la veille au soir à 20 h 45, un certain Georg Elser, âgé de trente-six ans, menuisier ébéniste, né dans le Wurtemberg, donc au coeur du pays souabe.
Il a été appréhendé au poste frontière alors qu'il allait passer clandestinement en Suisse. On l'a fouillé et on a trouvé sur lui : 1° un insigne du Front rouge ; 2° un fragment de détonateur ; 3° une carte postale représentant la salle avec l'une des colonnes marquée d'une croix au crayon rouge.
Nebe en reste pantois. Il est difficile de douter que cet Elser soit mêlé à l'attentat.
Que l'on ait trouvé sur lui de telles pièces à conviction, voilà pourtant qui est trop beau, vraiment ! Avouons que nous partageons la stupeur de Nebe et, irrésistiblement, concevons les mêmes doutes.
Du coup, les soupçons préalables de Nebe reprennent force et vigueur : et si ce Georg Elser n'était qu'un pion entre les mains de gens qu'il vaudrait mieux peut-être ne pas trop chercher à retrouver ?
Le vendredi 10 novembre, à la fin de la journée, Elser arrive à Munich sous bonne escorte. Nebe décide de l'interroger lui-même. Il découvre un garçon calme, intelligent, à l'esprit vif.
Un homme qui a un alibi. Le jour de l'attentat, il était à Constance. Il voulait aller en Suisse pour ne pas faire la guerre. S'agit-il seulement d'un déserteur ? De toute façon, s'il en est ainsi, en temps de guerre son compte est bon.
Jusque-là, Elser a nié. Il se tait, un instant. Puis il demande ce que peut attendre quelqu'un qui aurait fait une chose de ce genre. On lui répond que cela dépend de la raison pour laquelle il l'a entreprise.
De nouveau, un silence. Et voici que Elser, lentement, se met à parler : il avoue que c'est lui qui a commis l'attentat. Lui seul. On lui demande pourquoi il a décidé de tuer le Führer. il répond qu'il n'aime pas les dictateurs, en particulier celui-ci.
Qu'en plus, il ne pouvait accepter l'idée qu'Hitler entraîne l'Allemagne dans la guerre. Alors il s'est décidé à agir. Avec persévérance. Le 8 novembre 38, il n'a pu entrer au Burgerbräukeller parce que Hitler pérorait dans la brasserie. En partant, il savait - sans la moindre hésitation - que c'était là, dans cette brasserie, qu'il faudrait agir.
Il avait un an devant lui.
Un an pour tuer Hitler.
Donc, pendant un an, il s'est préparé. D'abord il a dérobé des explosifs dans une grosse valise. Il a peu à peu mis au point le mécanisme de l'explosion avec des réveils et des pendules.
A chacun il expliquait qu'il travaillait à la mise au point d'une invention.
Tous, ils l'ont cru.
Il va expliquer avec minutie comment il a préparé la bombe.
Mais quand l'a-t-il installée, sa machine infernale ? Là aussi, Elser va répondre sans se faire prier.
Un soir vers 20 heures, un peu plus d'un mois avant la date fixée pour le discours de Hitler, il est entré dans la brasserie. Il portait une valise noire. Il s'est installé à une table. Il a commandé une choucroute et une petite bière brune. Il s'est appliqué à manger lentement, très lentement. Il y avait de la musique.
Il est ainsi parvenu jusqu'à l'heure de la fermeture. Il a réglé sa note et s'est alors rendu aux toilettes. Il a attendu que la lumière soit éteinte puis il est sorti de sa cachette et s'est approché du pilier. Son pilier. Depuis longtemps, il avait décidé de creuser dans cette colonne une cavité d'environ 80 cm3.
Cette tâche, il l'a entreprise. Et menée à bien.
Pas en une soirée, naturellement. En fait, il lui a fallu trente-cinq nuits. trente-cinq !
Chaque nuit il entasse les gravats dans sa valise. A l'aube, quand il quitte la brasserie, il les jette dans la rivière.
Le vendredi 3 novembre, il met en place le mécanisme. Le samedi 4, il bourre la machine d'explosifs, installe ses détonateurs et règle le mouvement pour que l'explosion se produise le 8, entre 21 h 15 et 21 h 30. Il n'y reviendra que dans la nuit du 7 au 8, pour vérifier si le mécanisme fonctionne bien. Or c'est le cas.
Après quoi, il quitte Munich et gagne directement Constance par le train. Plus sûr moyen de regagner la Suisse. Seulement voilà, il n'avait que quelques mètres à franchir pour se retrouver en Suisse. C'est alors qu'il a entendu la radio. Les douaniers écoutaient le discours du Führer. Du coup, Elser est resté là, sur place, fasciné, comme paralysé.
Il se disait que, d'un instant à l'autre, la radio allait retransmettre l'explosion. Son oeuvre ! Le monde saurait que Hitler était mort et que la paix serait sauvée. Sa raison lui criait de partir et de ne pas perdre une minute. Il ne le pouvait pas. Il voulait écouter jusqu'au bout.
Tout à coup, un homme l'a ceinturé. Un douanier. De loin, il avait observé son comportement et l'avait trouvé suspect. Il s'était approché par derrière. Elser, tout à l'écoute du discours, ne l'avait pas entendu venir.
Quand on a découvert sur lui la carte postale du Bürgerbräukeller, et le détonateur, et l'insigne, on l'a arrêté. C'est là précisément ce qui étonne les enquêteurs. Pourquoi avoir pris le risque insensé d'emporter sur soi les preuves palpables de sa participation à l'attentat ?
Elser répond que son intention était de demander aux Suisses le droit d'asile politique. C'est pour qu'on ne remette pas en question sa paternité dans la mort de Hitler. Réponse qui ne manque pas de vraisemblance.
Hitler exige alors un grand procès où l'Angleterre sera mis en cause comme étant le cerveau de l'opération et qui pourra servir la propagande du Troisième Reich. Or ce procès n'aura jamais lieu. Dans l'entourage d'Hitler, on trouve que cette affaire "sent le roussi".
Mieux vaut ne pas faire de vague.
Elser resta jusqu'en 1941 aux mains de la Gestapo. On le transfera ensuite au camp d'Oranienburg. Là, il connaîtra un sort relativement enviable. Il a eu droit à un domestique. Mais oui...
Dispensée de la tenue rayée que l'on réserve aux prisonniers, il sera traité comme un prisonnier de marque. On l'a même autorisé à monter un petit atelier de menuiserie. il y a fabriqué une cithare dont il jouera jusqu'à sa mort. Dans le camp, on l'appelle "l'homme à la cithare". Pourquoi ? Comment ne pas se poser une infinité de questions ? Pourquoi ne s'est-on pas débarassé de Elser ?
Certains ont dit qu'il s'agissait d'une machination de la Gestapo qui avait monté de toutes pièces un attentat pour accréditer le mythe d'un Hitler protégé par la providence. Explication a priori séduisante, inadmissible dès que l'on en pèse tous les aspects.
Pour ma Mamie, l'attentat préfabriqué ne tient pas.
Elle privilégie une explication dont elle convient qu'elle apparaît incroyable mais dont tout ce que nous avons peu à peu appris sur Hitler et son entourage permet d'affirmer qu'elle est parfaitement plausible.
Pouvons-nous oublier le mage de Hitler, consulté si souvent par celui-ci et dont l'entourage finit par inquiéter certains qu'il fut un jour trouvé assassiné ?
Que dire des voyants et astrologues qui entouraient Himmler ? L'aventure toute entière du national-socialisme baigne dans l'irrationnel.
L'explication de l'affaire Elser tient peut-être dans une confidence de Gisevius. Selon lui, Hitler pensait que sa propre vie était liée à celle de son meurtrier. Il ne fallait donc pas qu'Elser mourût.
Pourquoi pas ?
Dans l'apocalypse de 1945, quand tout fut perdu, cette crainte n'eut plus de raison d'être et Elser fut assassiné d'une balle dans la nuque.
Comment ne pas rêver ? L'attentat aurait pu réussir, Himmler et Goebbels disparaître en même temps que Hitler. Que se serait-il passé ? En vertu des lois du Troisième Reich, Goering aurait pris le pouvoir. En 1939, le chef de la Luftwaffe avait essayé de sauver la paix. Il aurait probablement cherché une conclusion à la guerre. S'il l'avait obtenue, quelques dizaines de millions d'hommes, de femmes, d'enfants auraient eu la vie sauve.
Il suffisait que la bombe d'Elser éclatât douze minutes plus tôt.
Douze minutes.
Collection "Mamie explore le temps"
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