"Tout peut être revu sous l'angle du bonheur : la médecine, les compléments vitaminés, les régimes alimentaires, la chirurgie esthétique... le but étant à chaque fois de renforcer le narcissisme des individus, de les réconcilier avec eux-même.
Le business qui se développe autour de la recherche du bien-être est énorme. Une psy a d'ailleurs tapé un grand coup dernièrement en affirmant qu'elle pouvait augmenter votre bonheur de 44%.
Rien que ça.
Mais la question est de savoir si toutes les techniques (aromathérapie, acupuncture, développement personnel...) travaillent à évacuer le stress inutile, la douleur évitable en chacun de nous, ou bien à nous rendre heureux.
On confond souvent le bonheur et l'absence de malheur. Or ce n'est pas la même chose.
Mais alors, pas du tout.
On écoute Pascal Bruckner nous expliquer la différence : "Quand vous cessez d'être malade, votre rétablissement vous procure une immense sensation de soulagement. Mais le fait d'être en bonne santé dans la vie courante ne vous rend pas heureux. Il en va de même dans avec la résolution des soucis quotidiens, qui permet aux individus de se sentir soulagés. Je pense que les thérapies en question travaillent plutôt sur la disparition de la tension, de l'angoisse, des pathologies inutiles, que sur le bonheur proprement dit, qui est une matière évanescente, beaucoup plus difficile à cerner.
A mon avis, l'accession au bonheur brut qu'on nous promet est impossible. Et cela pour une raison simple : le bonheur ne se programme pas, ne se commande pas, ne se construit pas. Il est plutôt de l'ordre de la grâce. Il n'arrive qu'inopinément dans nos existences, si toutefois il arrive. Il est donc trop simpliste de diviser l'humanité entre les heureux et les malheureux.
Je pense que les 3/4 ou les 9/10èmes de notre existence se situent dans un état intermédiaire pendant lequel nous ne nous posons pas la question du bonheur. Nous vaquons à nos occupations, à notre vie de tous les jours, et quand le bonheur arrive, il nous surprend comme une sorte d'état de délectation, d'épanchement, d'insouciance.
Et c'est exactement la même chose pour le malheur.
Et puis le bonheur est le propre à chacun, ni vous, ni moi n'en avons la même conception. Ce qui vous rendra heureux me laissera indifférent, et vice versa. Jacques Prévert a utilisé une très jolie formule : "J'ai reconnu mon bonheur au bruit qu'il a fait en partant".
Le bonheur est en effet très souvent de nature rétrospective. A partir du moment où nous voulons appréhender le bonheur, le saisir, il se dissipe. C'est pour cette raison qu'il s'apparente à la grâce. Il est le visiteur du soir qui s'invite chez vous à l'improviste, et s'éclipse ensuite sur la pointe des pieds. Comment voudrions-nous édifier une science de l'ineffable, de l'impalpable ?
Une quête impossible !
De même, il y a des inégalités génétiques face au au plaisir et à la douleur. Certains peuvent peuvent fumer trois paquets de cigarettes par jour, boire énormément et rester vaillants à 80 ans, tandis que d'autres sont fauchés à 25 ans par un infarctus sans jamais avoir commis le moindre excès.
Les aptitudes au plaisir physique ou sexuel sont également très variables d'une personne à une autre. Les uns ressentent une grande volupté, les autres une grande frigidité. La science peut, en effet, établir si un individu est génétiquement programmé pour l'excitation ou pour la prudence. Mais encore une fois, le problème de départ subsiste : le bonheur n'est en aucun cas un bien accessible par une simple décision personnelle ou collective. L'irruption du bonheur dans une vie est toujours erratique : il vient et repart. Il ne suit jamais le cours de nos souhaits personnels.
Le problème c'est que le bonheur n'est plus un droit légitime mais une obligation. En effet, le capitalisme lui-même s'est mis au service de notre bonheur. L'ancien capitalisme demandait aux ouvriers de se priver pour produire mieux, et les incitait à consacrer toute leur énergie au travail en contrôlant leur sexualité et leur vie privée.
Il connait aujourd'hui des problèmes de surproduction, il a besoin d'écouler ses marchandises. Pour vendre ses excédents, il a intérêt à promouvoir l'hédonisme, à l'installer petit à petit dans la vie des individus. Ces derniers doivent certes continuer à travailler, mais le soir venu ils doivent dépenser un maximum d'argent pour acheter ces objets en surplus. Chez les Anciens, l'hédonisme était une doctrine qui faisait de la recherche du plaisir le principe unique de la morale. Désormais, il est devenu la stratégie principale de l'économie de marché désireuse de perdurer. La machine économique dit "Soyez heureux car tel est ma volonté".
Et puis, l'un dans l'autre, est-ce qu'il n'y a pas d'autres ambitions dans la vie que d'être heureux ?