"Un souvenir de Pierre.
Printemps, été, Béziers, automne, hiver. Lorsque j'ai cru l'année partagée en cinq saisons, Béziers me semblait la plus belle.
Un matin, ma mère, sous la présence tatillonne de mon père, remplissait alors les deux valises des vêtements qui devaient suffire pour un mois. Mon père se consacrait ensuite à la petite mallette marron. C'est elle qui m'intéressait ! Elle contenait de quoi "tenir le coup" pendant les douze heures que durerait le voyage de saison : pain, jambon, saucisson, rillettes, eau, café chaud dans une bouteille Thermos verte pour le matin. La perspective d'un pique-nique se précisait !
Béziers commençait vraiment lorsque le taxi rouge et noir démarrait. Comme dans un rêve étrange, désagréable même, je voyais peu à peu les maisons familières du quartier disparaître. L'inquiétude m'envahissait. Je me serrais contre ma mère. Ma soeur, espiègle, me taquinait. Le chauffeur allait se perdre dans Paris ! Il ne trouverait jamais la gare d'Austerlitz ! Le train de Béziers allait partir sans nous !
La suite ? A la gare, notre train annoncé, une incroyable bousculade nous propulsait jusqu'au compartiment de troisième classe et commençait alors les attentes : attente du départ, attente du libre-accès aux couloirs et aux toilettes mais, surtout, attente de l'ouverture de la fameuse malle marron !
Pour mon père, cette opération ne pouvait se faire avant que le train eût dépassé la gare des Aubrais. Son Béziers commençait sans doute là, une fois la Loire franchie, paris derrière lui, bien loin, son Midi natal tout près, plein sud. Ma soeur et moi avions beau réclamer, il était intraitable ! Le voyage allait prendre douze longues heures, il fallait faire durer les vivres ! Ma mère malgré sa bienveillance n'osait le contrarier. Sans doute était-elle complice de cette attente qui, en différant notre rassasiement, en augmenterait d'autant notre plaisir !
Vers onze heures, enfin papa descendait la mallette du filet, la déposait avec lenteur sur ses genoux, l'ouvrait avec beaucoup de précautions et distribuait serviettes, gobelets et sandwichs. Dieu que le jambon était bon ! Et les oeufs durs ! Quel régal, quel festin ! Quelles rigolades aussi quand des secousses imprévues faisaient sauter l'eau hors des gobelets !
Je n'avais plus la moindre inquiétude. Béziers était vraiment une saison formidable ! Et quelle ambiance dans le compartiment ! Tout le monde "casse-croutait" joyeusement, le vin circulait, les gens parlaient haut, comme libérés.
Plus tard, on éteignait la lampe centrale pour se reposer. Mon père restait dans le couloir. Il fumait, bavardait avec les natifs d'Agde ou de Bédarieux. Ils se sentaient déjà chez eux. Pour moi qui disposait alors de deux places côte à côte pour m'allonger, l'attente du sommeil était brève, juste le temps de regretter le confort de mon petit lit, de penser à la mer, à Béziers, à Annie...
Le matin me trouvait mal réveillé, frissonnant et engourdi. Je m'amusais quand même à suivre le jeu des fils téléphoniques. Ils se rapprochaient lentement puis s'écartaient brusquement les uns des autres dès qu'ils se touchaient, comme s'ils jouaient à chat. Papa redescendait alors la mallette marron et nous servait du café chaud avec du pain beurré. Carcassonne, Lézignan, Narbonne... Béziers approchait. Il fallait nous préparer.
Les arrivées à Béziers respectaient un rituel aussi immuable que celui du pique-nique ferroviaire. Alors que le train entrait en gare, nous tentions de localiser, le plus rapidement possible, mes oncles et cousin venus nous accueillir. C'était à qui les verrait en premier !
Je revois l'oncle Justin, grand, dégingandé, perché sur un charriot de service, sémaphore agitant ses immenses bras. Plus calme, le béret éternellement vissé sur le crâne, une main dans la poche, la cigarette au bec, l'oncle Joseph.
Après les embrassades, mes oncles se chargeaient des valises et nous prenions à pied le chemin de l'immeuble où nous attendaient ma tante Thérèse et ma grand-mère, mémé Paule.
La belle saison pouvait commencer...