"Les meubles Levitan.
"A la radio, on entend de plus en plus, de plus en plus fort, le Duce et le Führer, surtout ce dernier, avec ses cris hystériques qui ont jalonné toute mon enfance et la plus grande partie de mon adolescence, comme celles de tous les gens de ma génération.
Nous les petits, on ne réalise que vaguement ; quand les fascistes envahissent l’Ethiopie, on chante avec l’accent toulousain évidemment :
As-tu vu l’Négusse
Sur la route de Djibouti
Qui secouait les puces de Mussolini.
Plus tard, pendant la guerre d‘Espagne, ce sera, sur l’air d’Avec les pompom, avec les pompiers :
On n’a jamais vu ça Hitler en Pyjama
Mussolini, Mussolini, en chemise de nuit...
Je me souviens aussi de ...
"En parlant un peu de vélo
Tonin Magne et René Vietto...
Ah René Vietto ! Un héros, un preux !
Car le tour c’était la légende quotidienne et là au moins, on ne comptait pas les morts après l’attaque ! Lors d’un tour de France mémorable entre tous, Vietto roulait tout seul vers une victoire certaine dans les Pyrénées, et il a remonté un col à l’envers - à l’envers vous vous rendez compte ! - pour porter sa roue à son leader Antonin Magne accidenté. Un héros, vous dis-je...
Le doux Caboulot de Francis Carco qu’Yves Montand mettra à son répertoire dans les années 60, et les textes à l’eau de rose ou les farces à l’artillerie lourde, comme le Lycée Papillon d’Un Georgius à la verve débridée :
"Vercingétorix, née sous Louis-Philip-pe
Battit les chinois un soir à Ronc’vaux
C’est lui qui lança la mode des sli-p(e)s
Et pour cette raison mourut sur l’échafaud
On est pas des imbéciles
On a mêm’ de l’instruction
Au lycée Papa au lycée papa
Au lycée Papillon
Papa n’avait pas eu le loisir de décrocher le si convoité, si mérité certificat d’études, mais, dans les très nombreuses lettres que j’ai gardées, rares sont les fautes d’orthographe, en tout cas pas un seul accord de participe défaillant !
Les quartiers des grandes villes et leurs proches banlieues vivent de la même façon et au même rythme.
Moyennant un petit supplément, le boulanger, le laitier, envoient leurs commis livrer porte à porte, surtout pour les femmes qui restent coincées à surveiller leur marmaille ; la carriole à cheval du marchand de pains de glace passe pour les "nantis qui ont une glacière ; pour le réfrigérateur, ce sera pour plus tard, dans 30 ans.
Il faut avoir l’oeil pour ne pas laisser se gâter la nourriture achetée pratiquement au jour le jour, en marchandant ferme avec la marchande des quatre saisons.
J’ai gardé en mémoire les cris distincts des petits artisans ambulants : Les "Gué-é-eill'!" (chiffons, ferraille), "Vitriiiier !!!", "Rémou-ou-leur", et la vieille du passage qui faisait son petit loto personnel où l’on pouvait gagner jusqu’à une bourriche d’huîtres de Marennes ou une oie.
C’était le temps de la promiscuité avec les "murs" qui laissaient passer tous les bruits et les odeurs aussi. Une salle de bains ? personne, je dis bien personne n’en possède l’ombre d’une à deux kilomètres à la ronde.
Cependant, si l’on excepte la période de l’Occupation où tout le monde s’est gelé et à dansé devant le buffet, je n’ai eu ni faim, ni froid, veillé, surveillé, cajolé par des parents désireux d’éviter à leur enfant la cruelle jeunesse qui fut la leur.
Ce n’était pas un quartier pour chienchien ou matou à sa mémère, mais tout le voisinage avait ses chats qui vivaient leur vie dans les jardinets et sur les toits. Ça nous envahissait de puces, mais c’était efficace contre les souris et même les gros bras qui pullulaient dans ce coin, si peu salubre qu’on a fini par le raser.
Ces Bibi, Pépin et autres Moustic ont été les grands amis de toute mon enfance.
On parlait d’eux comme s’ils étaient des membres de nos familles - ce qu’ils étaient !
Aujourd’hui, c’est Zizou qui tient la vedette. En bon chat qui se respecte quand il n’est pas d’humeur à être caressé ; à d’autres moments, quand je lis, il vient un peu pétrir ma poitrine et ronronner à son aise.
Alors j’ai dix ans...
Les enfants avaient la rue pour seul terrain de jeux, hiver comme été.
Ils ne s’en plaignaient pas, au contraire ; et ce n’était pas deux voitures à gazogène par jour qui pouvaient perturber la pleine possession de leur territoire.
C’est là que se déroulaient toute sorte de luttes, que se formaient et se défaisaient tous les clans à coup de bataille rangées, de duels singuliers, de bouderies, de complots, de rivalités, d’alliances éternelles qui pouvaient durer jusqu’à deux semaines.
C’est là qu’on devenait tour à tour gendarme, cow-boy, espion, indien, corsaire, grenadier de la garde, champion de tout un tas de trucs ; c’est là qu’on oubliait de ne pas abîmer nos chaussures en shootant dans n’importe quoi et qu’on déchirait nos vêtements, avec pour tarif quelques baffes des parents en plus des gnons récoltés au combat.
Les filles jouaient à la marelle, à l’institutrice, à la poupée, aux osselets, et aussi à un jeu de devinettes, "les métiers", dont je suppose qu’il avait cours partout : on dit la première et la dernière lettre et on mime les activités du métier à trouver. Celui sortait le plus souvent, c’était O - E, oto-rhino-laryngologiste ; ça faisait beaucoup d’effet...
Les premières fois. Les garçons jouaient aux billes (les berles). Et à un autre jeu qui consistait à faire parcourir le long des trottoirs, par pichenettes, une boîte de cachous vide.
Les parents de Jacky Laprade ou de René Rodriguez acceptaient de fermer leurs volets un bon moment pour qu’on joue à la pelote contre le mur de leur maison à un étage, à condition que ce soit avec une balle propre pour ne pas salir le mur.
Les tournois étaient très suivis et c’était une bonne occasion d’épater les filles, sans faire nos intéressants à dire des grossièretés pour montrer qu’on était de la vraie graine d’hommes.
Ce n’est pas la fortune chez les Iglesias, il s’en faut de beaucoup, mais les fins de mois deviennent un peu moins difficiles ; sans faire de folies, on peut - enfin ! - se payer cet objet tant convoité, ce petit meuble magique qui prendra de plus en plus de place, dont on ne pourra plus se passer et qui se met à trôner jusque dans les foyers les plus modestes : le poste de TSF.
Par la radio un nouveau style va se dessiner. Le ton change.
On peut sussurer, roucouler, comme Lucienne Boyer, "Parlez-moi d'amour, redites-moi des choses tendres" ; ou comme Jean Lumière avec son articulation et sa voix travaillée.
Passsent aussi à la radio : Saint-Granier, Johnny Hess, Lys Gauty, Suzy Solidor, Marie Dubas, Damia, Reda Caire, Guy Berry, Fred Adison et son orchestre.
Et Fernandel.
Avec la radio, la chanson entre dans les appartements.
Les habitudes sont bouleversées. On se met à reconnaître la voix des gens célèbres jusqu’au fin fond du pays... Les commerçants l’utilisent pour faire de la "réclame" comme la Brillantine Roja :
La brillantine
La meilleur‘ la plus fine
Mais oui c’est la
Brillantine Roja ! (sur l’air de Quand un vicomte)
Ou bien Levitan :
Bien l’bonjour m’sieur Levitan
Vous avez des meubles garantis longtemps.
Pour les amateurs : Les souvenirs de Marcel Amont ; Les tendres années de Marcel Amont ; La libération de Marcel Amont