"Une photo, là, sous vos yeux.
Assis sagement sur une estrade, Walter Ulbicht répond avec une bienveillance marquée aux questions des journalistes des deux Allemagne.
Ce jour-là, le 15 juin 1961, il y a quarante ans que Walter est communiste. Est-ce pour proclamer son ancienneté dans le parti qu'il porte la même barbiche que Lénine ?
Cet attribut pileux lui a valu, de la part des Berlinois connus pour leur sens de l'humour, un surnom qui lui est fort peu agréable : "Vieille barbe à pointe".
Avec son ventre rebondi, son gilet, ses besicles, ce révolutionnaire semble paradoxalement incarner les apparences traditionnelles du petit bourgeois allemand. Il n'en a pas moins passé toutes les années du nazisme en exil à Moscou. Il n'en est revenu que pour prendre le pouvoir dans la zone conquise par les Soviétiques, cette RDA.
A la conférence de presse retransmise par la télévision, les journalistes sont venus nombreux. On va traiter en effet de l'épineuse question de Berlin.
En effet, dans les zones occidentales de cette ville se glisse chaque jour le flot ininterrompu des réfugiés en provenance de la RDA. Depuis la fin de la guerre, près de quatre millions d'Allemands de l'Est sont passés à l'Ouest : une population équivalent à celle de la Norvège.
Résultat : en six mois, la région de Halle a vu sa production industrielle baisser de 55%. A Weissenfels, la construction immobilière a diminué de 70%.
Aussi derrière les tables couvertes de nappes blanches, de verres et de bouteille d'eau gazeuse, les journalistes savent que Walter Ulbricht a participé à une conférence des pays signataires du pacte de Varsovie et qu'il a nettement posé la question : devait-on empêcher, fût-ce par la force, le passage à Berlin-Ouest de citoyens de la RDA ?
On croit savoir que les participants se sont montrés hostiles à toute mesure de coercition.
Mais maintenant ?
Anamarie Doherr, du Frankfurter Rundschau, décide de brusquer les choses. Jusque-là on a plutôt tourné autour du pot. Ulbricht vient d'affirmer avec force qu'il se refuse à envisager la réunion de Berlin-Ouest et de Berlin-Est en une ville libre. Anamarie Doherr lève la main. D'un signe de tête favorable, Ulbricht lui donne la parole.
- Monsieur le président, dit-elle, si Berlin-ouest était déclaré ville libre, cela signifierait-il d'après vous que la frontière d'Etat de la RDA serait établie à la porte de Brandebourg ? Et s'il en était ainsi, êtes-vous décidé à en supporter toutes les conséquences ?
A l'instant, toute nuance de bienveillance disparaît du visage ridé d'Ulbricht. Il devient écarlate. Sa voix se durcit, s'enfle pour répondre à un journaliste de Francfort : D'après votre question, je comprends qu'il y a des gens, en Allemagne de l'Ouest, qui souhaitent la mobilisation des maçons de la RDA pour ériger un mur.
A ma connaissance, personne n'a cette intention. Les maçons de notre capitale sont occupés à la construction des maisons et sont employés à plein temps. Je l'ai déjà dit et je le répète : nous tenons à régulariser par un accord écrit les relations entre Berlin-Ouest et le gouvernement de la RDA.
Martelant ses mots, Ulbricht répète :
- Personne n'a l'intention d'ériger un mur.
C'est ainsi que pour la première fois, le mur de Berlin est entré dans l'histoire. Deux mois avant d'exister. Précisément parce que Walter Ulbricht, piqué au vif, venait de jurer qu'il n'existerait jamais.
Pendant ving-huit ans et quatorze jours, ceux qui ont habité Berlin, ceux qui l'ont visité, ont été confrontés au mur.
Ma Mamie n'y a pas échappé et n'a pas oublié. Impossible de rouler longtemps en voiture sans, tout à coup, l'avoir vu surgir devant soi, monstrueux.
De loin en loin, en haut des miradors, se tenaient en permanence des Vopos armés et munis de jumelles. Des patrouilles sans cesse en éveil. Deux cent soixante-dix chenil d'où, à la moindre alerte, surgissaient des chiens spécialement dressés pour sauter à la gorge de possibles évadés. des tourelles à tir automatique déclenchées électriquement.
Le mur.
Son omniprésence se muait très vite en obsession. l'homme obligé de vivre à Berlin-Ouest s'agitait comme dans une nasse, une souricière, dont il était impossible de s'évader.
Qu'il marchât vers le nord, vers l'est, vers le sud, vers l'ouest, toujours il se heurtait au Mur et à ses insurmontables interdits. Encore l'Allemand de l'Ouest pouvait-il, muni d'un permis en règle - et à condition de payer 25 marks - passer une journée en RDA, voire des vacances auprès de sa famille.
L'Allemand de l'Est, lui, devait oublier de caresser un tel rêve. Nul espoir pour lui d'entrer jamais dans Berlin-Ouest, paradis tant convoité. N'obtenaient de s'établir en zone occidentale que les citoyens de RDA parvenus à l'âge de la retraite. Les autorités de la RDA ne voyaient aucun inconvénient à ce que celle-ci fût versée aux titulaires par les caisses de la République fédérale allemande.
A l'image des condamnés de l'enfer de Dante, les Allemands de l'Est pouvaient écrire en lettres de feu : Vous qui voyez le mur, perdez toute espérance.
Il a fallu attendre plus de vingt-huit ans pour que la direction du parti ouvre le mur. Les images courent alors le monde de cette muraille d'Allemagne où s'élargissent les premières brèches.
Les plus audacieux de l'Est s'y engouffrent. Ceux de l'Ouest, accourus de tous les secteurs, de tous les quartiers, les applaudissent frénétiquement, se jettent sur eux, les embrassent. Les sanglots se mêlent aux cris de joie. très vite, les bulldozers interviennent, des pans entiers du Mur haï s'effondrent.
La nuit tombée n'arrête rien.
D'énormes foules passent à l'Ouest. d'autres foules, non moins considérables, les saluent de leur enthousiasme.
Les jours suivants, la rencontre des deux villes se mue en folie.
Un flot ininterrompu d'hommes et de femmes se ruent dans la ville qu'ils désespéraient de revoir ou de découvrir jamais.
Les cabas se remplissent de marchandises qui n'existaient pour eux qu'à l'état de rêve. L'Ouest et l'Est fraternisent dans les débits de boisson.
Jamais à Berlin, on n'aura bu autant de bière.
Mamie est formelle : "La plus grande fête de rue de l'histoire du monde."
Dans les cafés, on ne fait que rire, pleurer ou s'enivrer. Des dialogues s'engagent. On compare les niveaux de vie, le pouvoir d'achat des deux marks. Songeur, un de l'ouest laisse échapper : "M'étonnerait que Kohl soit réélu après tout ça..." Un de l'Est plaide à mi-voix : "On n'est pas des sous-hommes..."
L'aube venue, on se sépare. Chacun rentre chez soi. On répudie les ombres pour garder l'espoir. Trois jours plus tôt, aurait-on pu croire qu'adviendrait l'impossible ?
"C'est dans les moments de ce genre, a dit ma Mamie, qu'on a la sensation que, quelque part, un ange a déployé ses ailes."
Collection "Mamie explore le temps"
Lee Harvey Oswald - Stavisky ou la corruption - Sarajevo ou la fatalité - Jeanne d'Arc - Seul pour tuer Hitler - Leclerc - Sacco et Vanzetti - La nuit des longs couteaux - Jaurès - Landru - Adolf Eichmann - Nobile - Mr et Mme Blériot - Les Rosenberg - Mamie embarque sur le Potemkine - L'horreur à Courrières - Lindbergh - Mamie au pays des Soviets - Jean Moulin face à son destin - Mamie est dos au mur - L'assassinat du chancelier Dolfuss - L'honneur de Mme Caillaux - Mamie au pays des pieds noirs - La Gestapo française