"Une illustration, là, sous vos yeux.
Une illustration qui sonne la fin d'une époque. Pas la plus belle. La fin d'un homme aussi... Bref retour en arrière :
L'homme s'avance, inspecte longuement la cellule. La plupart du temps, les occupants n'ont droit qu'à un regard dédaigneux. La porte se referme, l'exploration continue. De temps à autre un sourire éclaire le visage du visiteur. Il s'adresse à un assassin, à un voleur ou à un escroc : comment le directeur l'oublierait-il ?
- Libérez-le, dit l'homme.
Le capitaine Radecke se contente d'approuver. 27 détenus vont ainsi quitter la prison. A chacun d'eux, l'homme aux cheveux noirs a dit simplement :
- T'es libre.
Il s'appelle Henri Lafont. Ce jour-là, il commence à recruter les effectifs qui, au service des Allemands, composeront ce que l'on a appelé la Gestapo française.
A ces individus en marge, le service de l'Allemagne nazie va fournir l'occasion d'une revanche acquise au mépris de tous les principes moraux existants. Au prix de toutes les abjections.
Tout a commencé quand les Allemands ont mis en place des bureaux d'achat chargés de négocier tout ce qui se révélera disponible sur le marché français. Le raisonnement de Lafont est simple :
- Ça, c'est un bon coup à ne pas rater. Moi, je vais leur acheter n'importe quoi, tout ce qu'ils veulent, les Fritz.
Plus tard, il affirmera qu'il aurait pu tout aussi bien, à cette époque, rejoindre un réseau de Résistance.
- Et qu'est-ce que je serais devenu maintenant ? Et bien, tout simplement un héros ! Et je n'aurais pas fait de cadeaux aux Fritz. J'aurais fonçé comme un dingue, comme un forcené, à fond. Seulement, voilà, en juillet et en août 1940, des résistants, je n'en ai pas connu, pas vu la couleur. Je ne savais même pas ce que c'était.
Ça tient à rien la vie et le destin d'un homme : un truc comme rien, un petit hasard. Une histoire d'aiguillage.
Ou alors, c'est la fatalité, et là je n'y peux rien. Mais à l'époque, j'avais simplement envie de ne pas crever, de vivre.
Mué en grossiste, il parcourt l'Ile-de-France, la Normandie : il achète du blé, du maïs, du beurre - par tonnes -, du bétail et même des fourrures.
Les Allemands apprécient. Voilà un homme.
Son raisonnement est simple : si les employeurs allemands le lâchaient, il serait un homme fini. Pour éviter une telle éventualité, une solution, une seule : les compromettre si complètement qu'il leur deviendra impossible de se passer de lui. Lafont va donc s'appliquer à mêler à son "entreprise" tous les chefs allemands qui l'utiliseront. Il leur verse des commissions considérables et leur offre des "cadeaux" dont il gardera soigneusement la trace. Ainsi va croître sa puissance. Il en arrivera à dicter ses ordres à ceux qui, dans la hiérarchie nazie en France, occupe des postes clés. L'ex-petit truand va faire trembler des lieutenants de Hitler.
Mais Lafont a besoin d'hommes de confiances qui sont prêts à tout. Il va aller les trouver en prison.
A ces détenus, Lafont s'est montré explicite : au services des Allemands, il y a du fric à gagner. Beaucoup. Ce n'est pas le patriotisme qui étouffe ces truands. Ils ne demandent qu'à se mettre "au travail". A chacun de ses hommes, il a lancé :
- Tu m'appelleras Patron.
Mais Lafont dépasse les bornes et se retrouve dans le collimateur des Allemands. Il va alors dénicher Lambrecht, un des chefs de la résistance antinazie qui se cache dans le Sud-Ouest. Aucune haine ne l'anime à l'égard de cet homme qu'il ne connaît pas.
Pour Lafont, il n'y aura jamais de guerre idéologique. Il avance des pions sur un échiquier, rien de plus. Lambrecht en est un.
La vie de Lambrecht contre - pour lui - la fortune et la puissance ? Il trouve ce donnant donnant parfaitement équilibré
D'ailleurs est-ce que cela compte la vie humaine ?
Il se précipite à Bordeaux. Quelques nuits de beuverie dans les bars de la ville lui permettent de nouer des contacts. Un policier ivre mort lâche le morceau : Lambrecht se cache à Toulouse.
Il livre même l'adresse. Cadeau. Il retourne à Paris. Le ressentiment des Allemands n'est pas éteint, mais la perspective de capturer Lambrecht efface tout. Il obtient des armes, des uniformes allemands, des Ausweiss et beaucoup d'argent. Il a posé ses conditions : aucun Allemand n'interviendra. Il veut réussir l'affaire avec ses hommes et personne d'autre.
Qui sont à cette époque les hommes de Lafont ? Il s'agit de Robert dit "le Fantassin", de Hyrbes dit "la Rigole" - deux figures notoires du milieu - et d'Estebéteguy, un tueur surnommé "Adrien la main froide".
On loue une voiture, on file sur Toulouse. A l'adresse indiquée, on trouve Lambrecht en train de se raser. On l'assomme, on le ligote, on s'empare de ses documents, on le jette dans le coffre de la voiture et on le dépose au siège de la Gestapo.
Maintenant, il faut que Lambrecht parle. "Laissez-moi faire", dit Lafont aux Allemands. Il va conduire l'interrogatoire... Il va durer deux jours et deux nuits. Lafont ne s'accorde pas une minute de repos, pas un instant de sommeil. A la fin, ses propres bras lui refusent tout service, ses hommes doivent le relayer. Réduit à l'état de loque sanglante, Lambrecht craque. Il donne tous les détails qu'on attendait de lui.
Grâce à ses aveux, les services allemands arrêteront plus de six cents personnes. Six cents !
Une "réussite" totale.
Cette réussite sera fêtée au One-two-two, "maison" parisienne célèbre. dans cette capitale qui, en octobre 1940, meurt littéralement de faim, le colonel Reile offre à "Monsieur Henri" ainsi qu'il l'appelle - le nom lui restera - un dîner somptueux.
Galvanisé, Monsieur Henri jette son dévolu sur un appartement de l'avenue Pierre-1er-de Serbie. Très vite, les locaux se révèlent trop exigus. Quand Lafont prend pour quartier général un hôtel particulier, 93, rue Lauriston.
Il ne cache pas que les vastes sous-sols ont été pour beaucoup dans son choix. On pourra y recevoir des prisonniers et les "interroger" sans que leurs cris ameutent le quartier.
En même temps, il recrute.
Autour de lui, travaillent désormais Paulo du Helder dit "la Gamberge", Charles Cazauba, secoué de tics, Miclar qui se spécialisera dans les dénonciations de juifs, Riri l'Américain, proxénète connu - et le pire de tous : Abel danos dit "le Danois", "le Sanguinaire", "le Mammouth", "le Gros", "Gros Bill", "Bel Abel". Il mérite tous ses surnoms. En 1936, l'attaque du train de Marseille-Blancarde lui a permis de rafler 100 kg d'or. Danos est "un tueur à froid, dira l'inspecteur Chenevier. Danos avait le crime dans le sang".
D'autres encore : Armand le fou, huit condamnations, interdit de séjour, meurtrier d'un de ses amis, le proxénète Raymond Richard et sa "régulière" Simone Verhes qui, en mai 1944, provoqueront à eux deux, en une seule journée, l'arrestation de soixante résistants.
S'y ajoutent Gaston Lorraine et Charles Forêt, tenanciers de maison close, Feu-Feu dit "le Riton", sept condamnations, surtout respecté dans le milieu depuis l'attaque du fourgon postal de la rue de Maubeuge, Jo le corse, un tueur à gages, Adolphe Cornet dit "Frédo la terreur du Gnouff" qui, rue Lauriston, va se spécialiser dans les interrogatoires électriques, ce qu'il appelle la "magnéto à effacer le sourire".
Et d'autres, bien d'autres.
C'est entouré de ces membres éminents de l'aristocratie du crime que Lafont va pendre la crémaillère. Sur une longue table jonchée d'orchidées, les crus des grandes années voisinent avec les champagnes millésimés. Toute la soirée défile des plats exquis.
A table, à la place d'honneur, il y a même le conseiller criminel Boemelburg, l'un des hommes qui ont reçu pour mission de transposer dans les faits les théories prêchées par Hitler. Boemelburg doit concourir à la création de ce Grand Reich allemand qui doit vivre mille ans.
Aux yeux des nazis français, du fait même qu'il va au bout de ses principes, il est respectable et doit être respecté.
C'est à ce moment là qu'arrive Bonny. Les Allemands l'ont trouvé dans la misère. Prêt à tout. C'est un organisateur. Il sait tenir des dossiers, toutes choses dont Lafont - qui sait à peine lire et écrire - est incapable. Du patron, il deviendra le complément indispensable. C'est grâce à lui que Lafont a pu glisser dans la paume des Allemands un rouage précis, huilé, ciselé, qu'il n'y a plus qu'à enchâsser dans la machine policière qui broie le coeur de la patrie.
Contre les réseaux de résistance, l'efficacité du Service va se révéler redoutable. Daniel Hirbes dénonce le groupe "Résistance-fer". Après s'être infiltré dans l'organisation, Bernard Tertre porte des coups sérieux aux maquisards de "Libération vengeance".
Lafont élimine personnellement le réseau "défense de la France" auquel appartient Geneviève de Gaulle. Le 26 juillet 1943, Bonny arrête lui-même la nièce du général.
On a affirmé que Lafont était l'inventeur du supplice de la baignoire.
Le certain est que la bande utilise abondamment cette méthode née de l'occupation.
Très simple : on attache les mains du "client" dans le dos par des menottes. On remplit une baignoire d'eau glacée. On plonge sous l'eau la tête de celui dont il faut tirer les aveux.
Lorsque le supplicié cesse de se débattre, prouvant par là qu'il a tteint la suffocation complète, on le ramène à la surface en le tirant brusquement par les cheveux. Si, ayant repris souffle, il refuse encore de parler, on le replonge dans l'eau.
Parfois certaines maîtresses de Lafont assistent aux interrogatoires. Il advient qu'elles mettent la main à la pâte, brûlant par exemple avec une cigarette la pointe des seins d'autres femmes arrêtées.
Pour obtenir des aveux toutes les méthodes sont bonnes. Jacques Delarue en énumère un certain nombre. Tantôt, le "terroriste", doit s'agenouiller tandis que l'un des hommes de Lafont monte sur ses épaules, tantôt on le suspend par les bras ramenés en arrière, à moins que l'on préfère le frapper à coup de pied, de poing, de nerf de boeuf.
Le résultat est le même : la perte de conscience. Pour réveiller le "client", on lui jette un sceau d'eau en pleine figure
"On limait les dents, on arrachait les ongles, on brûlait avec une cigarette et parfois même avec une lampe à souder. On pratiquait aussi le supplice de l'électricité. On entaillait la plante des pieds au rasoir, et on obligeait ensuite le blessé à marcher sur du sel. Des morceaux de coton imbibés d'essence étaient placés entre les doigts de pieds et enflammés."
Lutter contre la résistance, la décapiter si possible, mais n'oublier jamais de se remplir les poches : tel était le programme du Service.
A son procès, on prouvera que Lafont a sauvé la vie de résistants, de Juifs. Un coup de téléphone aux Allemands suffit : "Ici Lafont, faites libérer M. X..." On libérait M. X... pour ces interventions, il demande de l'argent, parfois beaucoup. dans d'autres cas : "Envoyez-moi des fleurs."
Jouir de la gratitude de gens qu'il n'aurait pas même osé aborder dix ans plus tôt est un plaisir qu'il savoure.
Il se plaît à recruter ses maîtresses dans l'aristocratie.
La comtesse Natacha Kolnikov est sa grande passion de l'année 41. Lui succèdent Geneviève de P..., puis la marquise d'A... dont le règne sera plus long et qui l'initiera aux joies de l'équitation. Il monte Séville, tandis que la marquise monte Belle Cocotte. Une fois par semaine, il offre un plantureux repas aux clochards : souvenir du temps où il était dans la rue ?
A mesure que croît l'audace des réseaux de résistance, le service durcit son action et augmente ses effectifs.
A la fin de l'occupation, on estime à 34 000 hommes, le nombre d'agents de la Gestapo française. Chiffre effarant, accablant, les Allemands ont atteint leur but : gangrener la société française.
Pour la résistance, Lafont est devenu l'ennemi public numéro 1, l'homme à abattre. Plusieurs fois on tente de l'assassiner. Il est trop bien protégé. On lui propose alors une rencontre. Il accepte. Le 17 août 43, un homme se présente à lui :
- Lieutenant-colonel Ricard.
L'homme de l'ombre va droit au but : Lafont a joué la mauvaise carte, la défaite allemande est certaine, il a commis des crimes mais on sait qu'il a aussi sauvé des Français. Il est temps encore. On connaît ses qualités d'organisateur. pourquoi ne les mettrait-il pas au service de la Résistance ?
Lafont a semblé d'abord attentif, puis ému. En définitive, il refuse. il saisit la bouteille de champagne, boit au goulot.
- Colonel Ricard, ne me demandez pas d'être habillé de beaux sentiments. Pourquoi irais-je me déguiser chez vous ? Aimez-vous les femmes colonel ? Moi je les aime blondes, brunes, rousses, châtain clair, lisses, potelées, minces ; je les aime parfumées, maquillées, sages, démentes, douces, agressives. Je les ai toutes, jusqu'à satiété, jusqu'au doux écoeurement.
Avez-vous autant de femmes à m'offrir ?
Il lève sa bouteille de champagne, boit encore :
- Aimez-vous l'argent, colonel Ricard ? Moi j'aime le posséder, le pétrir de mes mains, le jeter par les fenêtres... Aimez-vous la puissance, la gloire, colonel Ricard ?... Moi, j'aime dominer, humilier, vaincre, faire courber les têtes, voir des hommes ramper devant moi, m'implorer, me supplier, demander grâce, devenir fourbes, lâches, serviles, répugnants de bassesse.
Il a reposé la bouteille sur la table. il regarde bien en face le résistant. Les yeux dans les yeux :
- Vous ne me donnerez jamais, comme je le veux, autant de femmes, autant d'argent, autant de puissance. Et vous voulez que j'abandonne tout cela, que je me lance dans l'aventure, que je revienne à une vie d'errance, de clandestinité, de danger ? Non.
Après le débarquement, les rats quittent le navire : plusieurs de ses complices l'abandonnent. L'un deux Adrien Le basque, croit trouver une filière pour passer en Amérique du Sud et finira dans la chaudière du docteur Petiot. On retrouvera le cadavre de Ménard dans la banlieue de New-York : assassiné. Herbert sera exécuté d'une rafale de mitraillette dans une boîte de Mexico. Du fabuleux butin de Lafont, d'autres ont profité qui auront pignon sur rue. Lafont sera dénoncé et n'opposera aucune résistance.
Lors du procès, il ne se départira pas d'un grand calme qui ressemble à de la dignité. Il assumera toute la responsabilité.
Pour Lafont comme pour Bonny et plusieurs de leurs lieutenants, le même verdict : la mort.
Le 26 décembre 1944, Lafont et Bonny marchent vers le peloton d'exécution. Lafont refuse le secours de l'aumônier. A l'adresse de Maître Floriot, il lance :
- On devrait moderniser et, plutôt qu'un curé, vous envoyer, par exemple, une belle nana, histoire de garder de la vie un bon souvenir !
Il rajoutera : Vous savez, je ne regrette rien. Quatre années au milieu des orchidées, des dahlias et des Bentley, ça paye, non ? J'ai vécu dix fois plus vite, c'est tout.
Il est de la première fournée. Jusqu'au dernier moment, il tire sur sa cigarette. il se laisse attacher au peloton d'exécution mais refuse qu'on lui bande les yeux :
- Je veux boire jusqu'au dernier rayon de soleil.
A 9 h 50, les balles le frappent en plein visage. Le long du poteau blanc, il glisse vers le sol.
Ma Mamie m'a avoué qu'elle avait peur de deux choses : du bruit des bottes allemandes dans les rues et des misérables de la Gestapo française.
Collection "Mamie explore le temps"
Lee Harvey Oswald - Stavisky - Sarajevo ou la fatalité - Jeanne d'Arc - Seul pour tuer Hitler - Leclerc - Sacco et Vanzetti - La nuit des longs couteaux - Jaurès - Landru - Adolf Eichmann - Nobile - Mr et Mme Blériot - Les Rosenberg - Mamie embarque sur le Potemkine - L'horreur à Courrières - Lindbergh - Mamie au pays des Soviets - Jean Moulin face à son destin - Mamie est dos au mur - L'assassinat du chancelier Dolfuss - L'honneur de Mme Caillaux - Mamie au pays des pieds noirs - La Gestapo française - Auschwitz - Le discours d'un Général - Mamie à Cuba - Le discours d'un Maréchal - Mamie et les poilus