"Le fou chantant.
Fidèle à l'art de bien vivre, Charles disait souvent : "Quand on a rêvé sa vie, il faut vivre son rêve". Il a chanté la joie et l'a vécue, à sa manière. Loin des chansons, le poète a cultivé la solitude, interrompue le temps de quelques verres entre amis. Dans ces instants qui se prolongeaient souvent pendant des heures, il a montré son appétit pour des plats de gourmet, mais aussi pour la vie. Pourtant des cauchemars ont hanté ses nuits. Mais il n'a jamais répondu aux mensonges, aux rumeurs qui ont circulé à son propos. Il s'en moquait jugeant inutile de perdre son temps en polémiques. "On ne devrait toujours parler que de ce qu'on aime, disait-il. L'oubli et le silence sont la punition qu'on inflige à tout ce qui vous a paru laid et vulgaire dans sa promenade à travers la vie."
Ainsi était Charles Trenet. Un philosophe du bonheur... avec qui j'ai partagé cinquante années de joyeux souvenirs. Les restaurateurs l'appellent "Monsieur Poubelle" : quand il vient dîner, il sort en même temps que les poubelles, vers quatre heures du matin ! Au programme, Cointreau, whisky, deux immenses carafes d'eau - en apparence tout du moins -, la première contient de la vodka, la seconde de la Bénédictine, dont il raffole aussi. Sans oublier le cognac accompagné de sucre en poudre pour éviter l'ulcère pour aligner les souvenirs d'une époque sur les jeunes années.
Mes jeunes années
Courent dans la montagne
Courent dans les sentiers
Plein d'oiseaux et de fleurs...
Des soirées très arrosées. On rapporte qu'un jour Pierre Delanoë a regagné son domicile dans des conditions pour le moins difficiles. En arrivant chez lui, il a raté une marche et s'est effondré dans l'escalier. Bilan : douze points de sutures et des pansements sur le crâne. Aux inquiets, il a simplement répondu avec un naturel sans appel :
- J'ai déjeuné avec Trenet !
"La vie est un rêve, traversée de temps à autre par un cauchemar". On le digère. Puis le rêve recommence. Avec la fraîcheur d'une rose. Ou l'éclat d'un sourire.
Chante la vie n'est pas méchante
Mais quand elle nous enchante
Il n'y a rien de plus beau...
Je me souviens d'une soirée où chaque instant reste en ma mémoire. Je me souviens, le jour de mes sept ans, d'avoir entendu pour la première fois "Le jardin extraordinaire". Le 45 tours à l'étiquette jaune a marqué mon entrée dans l'âge de raison. Ces moments tourbillonnent encore aujourd'hui dans ma tête.
Mais revenons au commencement. C'est le 18 mai 1913, à 15 heures, que ce bébé de dix livres a poussé son premier cri. Un ré mineur, dit la légende. On le prénomme Louis-Charles-Augustin-Georges, en hommage à son oncle et à ses grands-pères. Sa mère choisit de l'appeler plus simplement Charles qui sonne mieux à l'oreille. Il faut écouter "la belle complainte", la plus belle chanson évoquant son enfance. Quand il ne s'amuse pas avec ses jouets, il joue avec les mots. Un matin, dans la cour de récréation, il assure à ses camarades qu'il est capable de traiter de "sale veau" un professeur de français à l'embonpoint proéminent qui fait l'unanimité contre lui. On lui rit au nez. Il relève le défi, prend les paris. Quelques jours plus tard, l'enseignant rondouillard lui remet un devoir de composition française, annoté d'un zéro. Charles fait mine de baisser la tête, mais ne laisse pas passer l'occasion. Il lance, l'air de rien, mais d'une voix suffisament forte pour être entendu par tous :
- Vous avez raison, ça l'vaut !
La phrase déclenche l'hilarité générale, dont le professeur ne saisira jamais le sens. A Charles, les billes de ses copains.
La suite ? Des années difficiles en pension, sa mère ayant décidé de vivre le destin qu'elle s'est choisi. il attendra le jour où il sera grand et pourra enfin vivre son enfance. Il ne s'en privera pas, fidèle à un principe qui est en permanence dans un coin de sa mémoire : "Quand on a rêvé sa vie, il faut vivre son rêve."
La rencontre avec Johnny Hess marque un tournant décisif. Marcel Bleustein-Blanchet les a engagés sur Radio-Cité pour vanter les mérites de "Brunswick, le fourreur qui fait fureur", ou pour affirmer qu'un meuble Lévitan est garanti pour longtemps". Ils animent aussi sur le Poste Parisien "Le quart d'heure des enfants terribles", un programme offert par les Filatures de la Redoute à Roubaix.
Y a d'la joie ? On l'a déjà lu, Maurice Chevalier n'était pas emballé mais Mistinguett l'a convaincu en lui disant que s'il n'en voulait pas, elle serait preneuse. Il se dit alors intéressé mais émet un doute sur le premier couplet, qu'il trouve "trop foufou" :
Le garçon boucher, qui va sur ses quinze ans,
Est fou d'amour fou fou pour une femme agent
Et la femme agent, qui va sur ses cent ans,
Est folle de bonheur pour cet amour d'enfant...
Trenet convient que cela pourrait déconcerter son public. Le soir même il écrit :
Le gris boulanger bat la pâte à plein bras,
Il fait du bon pain,
Du pain si fin que j'ai faim, on voit le facteur qui s'envole là-bas
Comme un ange bleu
Portant ses lettres au bon Dieu...
La chanson sera sur toutes les lèvres et sa carrière est en marche mais sous quel nom ? Parmi les pseudonymes, il hésite entre Charles Torrent et Charles Rivière. Il s'imagine assez bien en élément de la nature. Raoul Breton balaie cet argument d'un geste. Il n'a pas besoin d'user de cet artifice pour toucher les coeurs. Il accepte toutefois l'idée que le surnom Fou chantant" soit associé à son patronyme. Cette expression est sortie de l'imagination d'Edmond Bory, directeur du Mélody, cabaret au sous-sol du Grand Hôtel de Marseille. Pendant son service militaire, Charles a obtenu des gradés l'autorisation de s'y produire. Un soir, il découvre dans le hall une affiche sur laquelle il est écrit : "A 22 heures, Charles, le Fou chantant." Bory lui avoue avoir pris cette initiative pour attirer le public. Annoncez votre prénom, ce n'est pas suffisant. Il a cherché et trouvé une formule qui, à ses yeux comme à ses oreilles, correspond parfaitement au personnage qui monte sur scène : un grand jeune homme vêtu d'une veste rouge, les cheveux tondus à ras et un monocle à l'oeil droit.
Jusqu'à la fin de l'année 42, Charles reste à Paris, où il enregistre régulièrement des chansons. L'une d'entre elles, "Douce France", devient presque aussitôt un refrain sifflé et fredonné par une population qui vit dans l'espoir de la libération du cher pays de leur enfance. Suivra la route enchantée, Je chante, Romance de Paris, Frederica, Poule zazoue, Débit de l'eau, débit de lait, Papa pique et maman coud, La mer...
La petite histoire de la Mer : Un jour de juillet 42, dans un train qui le conduit de Sète à Montpellier, Charles observe attentivement le paysage. Il semble rêvasser. En passant devant l'étang de Thau, il baisse la vitre du compartiment parce qu'il a trop chaud, et commence à fredonner des paroles que le paysage lui inspire. Elles ont jailli de son esprit en moins de quatre minutes, en souvenir d'un poème qu'il avait écrit adolescent. Léo Chauliac, le pianiste qui l'accompagne, note la ligne mélodique sur le premier morceau de papier qui lui tombe sous la main : des feuilles arrachées d'un rouleau de toilettes voisines !
Plus tard, il sera aussi à l'origine d'un slogan pour les parfums Bourjois qui fait aujourd'hui parti de notre langage quotidien : "Avec un J comme Joie." Il transformera aussi les paroles de La mer pour fredonner L'amer, L'amer Picon, c'est bon" et sur l'air du "Jardin extraordinaire" : "Il suffit pour ça de Wizard dans la maison"...
Et les amours dans tout ça ? Son premier amour s'appelle Jessica. un après-midi de pluie, il ne verra que ses yeux et conservera un "charmant souvenir de ce premier amour d'enfance". Deux ans plus tard à Berlin, il fait la connaissance d'Eva. Elle a quinze ans comme lui et se trouve placée à sa gauche à l'école des Arts décoratifs. Parfois la cuisse gauche de Charles se colle à sa cuisse droite. Elle ne proteste pas, au contraire, et se contente de remonter un peu sa robe avant de l'emmener dans sa chambre pour de douces caresses et de baisers tendres...
C'était le temps des souvenirs.