"Souvenirs d'école.
Un jour pourtant, je suis devenu prof, et là, avec toujours ma trouille d'en voir bâiller, je suis rentré dans la psychanalyse, les rêves. Et là, dans la classe, ça a explosé.
En plein dans le mille : ils se sont passionnés pour leurs intérieurs. Les écoliers ont un intérieur ! Et ils aiment ça ! Parfois, il y en a deux qui se paient une tranche, la sentence - pour les cancres - est alors implacable :
"Vous avez fini de rire dans le fond ?"
Pour marqué le coup, j'ai puni Hervé : insolence.
Collé deux heures.
C'est un art la colle, pour que ça prenne bien, il faut la placer doucement et à froid, dans le calme, ça tombe alors. Floc. De toute sa hauteur.
On note scrupuleusement, nom, motif, sanction.
Un petit temps encore et on reprend le cours en faisant semblant d'être très légèrement ennuyé, navré d'avoir interrompu son cours tellement passionnant.
C'était un extrait du manuel du parfait petit salaud colleur.
Sur le coup, les chewing-gums avaient changé de joue, les omoplates remué sous les blousons et un costaud renversé sur la chaise, les pognes dans le Levis avait dit :
"C'est toujours moi qui prend pour tout le monde."
C'est l'avis du cancre, c'est la vie du cancre, s'il s'était tenu calme, il aurait eu droit à...
"Alors, Machin, tu tires la tronche ?"
On en voit comme ça dans les couloirs qui boxent lentement comme des noyés :
"Allez arrête quoi, arrête enfin..."
Manque plus que les larmes. elles viennent parfois à des petits de première année, des pensionnaires qui passent leur vie à l'école, à leur place, moi, j'aurai fondu en liquide.
Tous ne pleurent pas, regardez : la plupart rient, s'amusent, sont heureux. Mais je me demande si vous ne forcez pas la note ou si vous ne faites pas assez attention : et le petit là-bas, derrière l'arbre, celui qui ne dit rien ?
Un cas particulier ?
Moi, c'est lui qui m'intéresse. Pourquoi ça ne colle pas avec lui ?
On a tous des souvenirs là-dessus. Moi, c'est la symétrie qui me posait des problèmes. Je n'ai jamais su, je copiais tout sur tous mes voisins qui me copiaient eux-même, à la fin on mettait n'importe quoi.
Et les chorales...
Le plus emmerdant, c'était les canons, chanter en canon est une catastrophe, ça se mélange, c'est la cagade absolue, on est resté longtemps sur "l'hymne à la joie". Épouvantable, l'hymne à la joie, avec la première voix qui percute dans la seconde qui réverbère la troisième mélangée à la première...
Il y en avait qui chantaient autre chose : "On chante dans mon quartier" ; "La guitare de Chiquita", personne s'en apercevait.
C'est de là que doit mourir mon horreur des chorales.
On en vois parfois à la télé. La caméra glisse sur les visages. J'imagine leur vie. Je me demande si la soprano rousse, la troisième à gauche, ne tringle pas avec le baryton du dernier rang.
Certainement.
Ils doivent se faire des répétitions terribles.
La mezzo du milieu doit faire semblant de chanter, elle ouvre la bouche plus que les autres. Peut-être chante-t-elle "La guitare de Chiquita", gros succès d'après-guerre, "Dans les ranchos, les sierras..." Je m'en souviens encore.
En résumé, je n'écoute pas.
C'est bien dommage, évidemment, c'est certainement très beau, ils ont tous l'air tellement recueillis. Même la rousse et son baryton d'amour.
Et le théâtre... Je me souviens des grands va-et-vient dans les travées, les types allaient pisser par vague, faisaient la chasse aux eskimos ou se tiraient des clopes.
Je pense et repense aux jours de grand froid, lorsque les oreilles sont rouges, Monsieur Blanquet, notre maître, posté derrière chacun d'entre nous, vise chaque lobe et expédie une pichenette sèche et précise dispensatrice d'irradiantes douleurs.
Pourquoi ? Est-ce un simple rite d'initiation ? Un sadisme léger ? De la connerie pure ? Impossible de savoir.
Robert raconte encore que son prof de maths commençait ses cours de géométrie avec la phrase suivante : "Si je tire un trait de l'oeil de Robert jusqu'à la tour Eiffel qu'est-ce que j'obtiens ?"Avec la lassitude qu'engendre la monotonie la classe répondait :
"Une ligne droite.
- C'est bien, interrogation orale. Robert au tableau..."
Guy se souvient d'avoir eu un instit qui à l'aide d'une gomme crayon remontait de la nuque rase des élèves jusqu'au sommet de leur crâne (c'était le temps des brosses) en produisant une sorte de frottement râpeux dot le crissement est resté dans son oreille.
Que cherchait-il cet instit ? Peut-être n'aimait-il pas les cancres ? Il les aurait voulu savants, sans doute, ses loupiots, sages et réfléchis. Il voulait peut-être les voir chefs, ingénieurs, présidents, avocats...
J'ai eu un prof d'anglais au rhume géant, permanent et absolu qui étalait ses mouchoirs sur le radiateur, des lessives entières, des torchons comme des voiles, c'était les classes bateaux, on naviguait à la morve, au crachat... C'était un violent celui-là, avec la mornifle facile. rare mais précise, il sonnait sec, ça pétait comme un 6,35.
Trop facile, tout ça. Et les sympas ? Et ceux qui vous marquent en bien pour la vie ? Ceux dont on se souvient avec le rire à l'âme ?
Pas tous maniaques, les profs. C'est vrai, j'en ai connu des bons. M. Granier, peut-être le meilleur.
Il nous disait doucement des choses douces, il se penchait sur les cahiers, vers eux, dans la sollicitude et les garçons devenaient gentils. Certains l'appelaient par son prénom. Les gars l'appelaient Jésus.
"T'as Jésus en Math ? T'as du pot."
En 1988 une prof formidable, Mme Bernichou, elle nous passionnait : en fin de trimestre, elle trouvait sur son bureau un petit foulard, un paquet de blondes, des chocolats, elle s'est fait virer, l'administration lui a dit qu'elle portait des jupes trop courtes.
Elle avait trop d'amoureux...
Un jour, elle entre dans un monoprix pour ses biscottes, tout près de chez elle et elle voit un deuxième année qui verdit, elle s'amène Franco :
"Bonjour, vous habitez par là vous aussi ?"
Le gars fait oui-oui, ils bavardent un peu et comme elle n'est pas bête, le lendemain elle va voir la liste, il habitait à des années-lumières et il l'avait suivie, c'est ça l'amour. Des petits mignons de première année qui craquaient pour elle et apprenaient la "Légende des Siècles" et Lamartine pour un quart de sourire...
Je les imagine sur les bancs d'un lycée.
La concurrence surgit entre eux, la compétition, l'examen, le concours, l'aura, l'aura pas...
"Tu es nul et tu fous rien, tu l'auras jamais ton bac !"
Et voici que malgré les coiffures dans le vent, les walkman plein tube et les jupes courtes, la peur entre en eux...
Une évidence : Plus on avance, plus ce sera dur.
Plus les places seront chères. Qui sera en tête ?
Heureusement, de temps en temps, un magazine dont le rédacteur en chef doit avoir un fils ou une fille stressé par un examen fait passer un article sur des gens célèbres qui n'ont pas le bac. Ouf, on souffle un peu. On pourra espérer survivre même si on sait que c'est des exceptions, que sans bagages, comme on dit, on ne voyage pas longtemps ou alors il faut un talent exorbitant, un culot d'enfer, une voix d'or, une gueule d'ange, un shoot de rêve.
Puis viens l'examen.
Je vais me faire examiner, qui dira que c'est un bon moment à passer ?
Combien de fois avez-vous entendu parler de ceux qui "perdent leurs moyens" à l'examen ?
Après on vient bassiner les foules et parler de renouveau de l'alcoolisme chez les jeunes, de la drogue dans les lycées, de la délinquance en école primaire...
Si je suis devenu ce que je suis c'est à cette permanente pétoche que je la dois, à cette phobie de la foule, cette vague impression d'être le plus con de tous, partout. Pour éviter de péter un plomb, j'ai bâti une vie qui roule entre quatre copains. L'amitié est alors entrée dans ma vie.
C'était autour le silence, comme il est à Paris, avec un fond tenu comme un fil de chanson.
Collection "Souvenirs d'école"
Je ne veux pas aller à l'école ; La rentrée ; L'écolier ; L'institutrice ; Les cancres