- M'sieur ! M'sieur ! Il a renversé tout le bleu !
Le maître est déjà là : C'est toi qui a fait ça ?
Le ça, c'est le bleu. Une tâche bleue. Une énorme tâche bleue qui s'étale sur le bureau. Comment expliquer au maître ?
Celui qui vient de me moucharder à notre maître d'école, c'est Delac. Le premier de la classe. Premier en CM2. Premier en tout. Même en cafardage, bavardage et rapportage. Ce lèche-botte épuiserait un dictionnaire à lui tout seul. Tiens ! Il faudra que je lui ressorte ça à la récréation... Espèce de synonyme ! ...
Ça lui coupera le sifflet à roulette. Dans la cour, il n'est plus le premier du tout : les billes, la toupie, le déli-délo, les osselets, la momie, le gendarme et le voleur, le football... Tout ça, c'est du javanais pour lui. Il préfère réviser ses conjugaisons.
Bref, Delac me montre du doigt et je me retrouve au piquet. Tranquille à côté de la carte de l'Afrique à la hauteur de Conakry. Je sens au dessus de moi sur le tableau noir, la phrase de morale qui me fait comme une couronne d'épines. Pire qu'au caté ! Tout ça pour une vague histoire de boulette trempée dans l'encre.
Mais je ne me plains pas. On est bien ici. Je respire l'odeur de la craie, d'encre, de colle et d'encaustique.
Je me souviens qu'il y avait des boîtes pleines de bons points qui m'auraient été bien utiles le dernier vendredi du mois : jour du Grand Décompte. Je me souviens de ma collection de buvards-réclames et aussi que l'odeur d'encre fraîche me faisait penser à l'ogre du Petit Poucet. En ce moment, je rêvais d'égorger Delac avec une plume Sergent Major.
Le monsieur à tout faire avait presque terminé la dernière rangée quand la maîtresse des CP l'avait appelé au secours. La poignée de son guide-chant était restée coincée. Il était parti avec elle en laissant son chiffon et la bouteille d'encre sur son bureau. De près, elle était encore plus belle, surtout le bec gravé d'un oiseau comme les bonbons La-pie-qui-chante. Comme je n'avais pas fais mes devoirs, je m'attendais à ...
"Encore ! La prochaine fois, je convoque tes parents..."
J'étais bon pour la tourlousine du p'pa et la confiscation des crampons.
- M'sieur ! M'sieur ! Vous voyez, il a renversé tout le bleu ! Delac m'avait sorti de mon rêve. Le maître s'était précipité pour sauver les cahiers de leçons. Il tenait le mien entre le pouce et l'index et l'égouttait au-dessus de la paillasse.
- Tu as de la chance... Il est intact.
Depuis ce jour-là, mes souvenirs d'école sont pleins de jolis tâches de bleu un peu partout. Comme des grains de beauté dans le noir et blanc.
Une "fabrique à souvenirs"
Que serait un village sans son école ? Où serait l'enfance, où serait la vie ? D'où jailliraient les cris et les piaillements ? Où éclateraient les rires et les pleurs ? Si l'église est l'âme du village, l'école est son coeur.
Du chemin des écoliers à la traditionnelle remise des prix, de l'encrier de porcelaine au tableau noir, du cahier de composition au livre d'histoire, voilà tout un univers familier et emplie de nostalgie.
On se souvient du matin si particulier de la rentrée ; on se revoit mettant son sac à l'école et pressant le pas. La tentation de l'école buissonnière ou de flâner en chemin... La haute stature du maître se profile sur les marches du perron... L'écho de la cloche nous parvient encore...
Et ces minutes oppressantes lorsque l'on avait fait l'impasse sur les leçons à connaître pourtant sur le bout des doigts, la hantise d'entendre cette voix sévère nous interroger...
L'oreille se dresse à l'affût du murmure salvateur du camarade souffleur...
La sentence claque : "Cent lignes et dix tours de cour !"
L'odeur de la craie, le grincement de la plume sur le papier quadrillé...
Le chant des tables de multiplications ("neuf-fois-sept-cinquante-six"), les Fables de La Fontaine, l'enfer des dictées et des problèmes d'arithmétique...
Nos coup d'oeil sur la copie des voisins... La récréation tant attendue, ses jeux et ses bagarres... Les interminables parties de billes... La chaîne d'arpenteur, le bocal avec la vipère, la carte de France avec ses fleuves et ses beaux départements colorés...
Tout est là, intact.
Le premier départ pour l'école... Une matinée particulière que chacun gardera au fond de sa mémoire ; la nuit et ses angoisses, le sommeil qui tarde à venir et le réveil douloureux... Le petit-déjeuner est vite expédié ; le temps presse. En ce jour exceptionnel, la toilette traîne en longueur : "Ce matin-là, ma chère maman veilla, selon son habitude, à ce que mon cou et mes oreilles fussent débarboullés..."
Les habits sont neufs et parfaitement choisis avec un nouveau matériel qui incite aux bonnes résolutions. Comme par magie, il donne envie de bien travailler. Je me souviens surtout d'une gomme à effacer si tendre et si onctueuse que je mourrais d'envie de la manger.
Enfin , voilà l'heure du départ. La porte se referme et le chemin de l'école se déroule sous nos pas. Un trajet quotidien dont on connaîtra bientôt tous les recoins. Ce jour-là, les uns se sentent devenir quelqu'un ; les autres traînent les pieds comme pour retenir leurs derniers instants de liberté. Sentiments communs, impressions éternelles...
C'est là, l'une des toutes premières expériences de la vie. Tant de fois parcouru, ce chemin s'égaye de son lot d'aventures et d'anecdotes, autant de souvenirs impérissables. Les rues défilent ; on s'arrête devant une vitrine, on tire les sonnettes...
A la campagne, les plaisirs se succèdent au détour des sentiers : on s'exerce au lance-pierre, on cueille des pommes ou des mûres, on se moque des animaux des champs en poussant des beuglements exagérés...
Un trajet bordé de richesses.
Lorsque la froidure hivernale sévit, l'écolier doit forcer sa volonté : "Tous les matins, au petit jour, le père m'éveillait. Je m'habillait sans faire de bruit et je sortais avec mon petit sac, les pieds dans mes sabots ; le gros bonnet de roulier sur les oreilles, et ma bûche sous le bras. Il faisait froid à l'entrée de l'hiver ; je fermais bien la porte et je partais soufflant sur mes doigts."
Alors il fait bon arriver tôt à l'école pour se réchauffer autour du poêle avant que les leçons ne commencent ; d'ailleurs, chacun arrive avec sa buchette sous le bras, contribution personnelle à la bonne alimentation du précieux appareil.
L'instituteur est là, sur le perron. Les écoliers ôtent leur casquette pour le saluer, puis se hâtent de rejoindre leurs petits camarades. De vives discussions s'engagent. Les uns attaquent une partie de billes, les autres se chamaillent. Un élève reste à l'écart. Des regards furtifs et inquisiteurs le dévisagent ; un murmure circule : "C'est un nouveau !"
Soudain la cloche retentit ; un ordre claque :
"En rang deux par deux !"
Ce sera les chemins de traverse pour ceux qui ont peur d'arriver en retard et d'être grondé...
Après tout, pourquoi plier sous le joug de la discipline alors que le ruisseau appelle à une tranquille partie de pêche ? Pourquoi ne pas céder au caprice d'une longue sieste à l'ombre d'un pommier ?
L'école de la nature offre des leçons que seuls les amoureux de liberté peuvent goûter. Et quand ces amoureux ne répondent pas à l'appel, le maître d'école interroge pour savoir où ils sont passés et toute la classe répond en coeur : "Ils sont malades, monsieur."
Comme il est difficile de résister à l'appel de ses camarades ! L'union fait la force et donne du culot. "Eh nigaud, viens jouer avec nous..."
Hélas, l'eau claire riait dans les ruisseaux ; là-haut chantaient les alouettes, les bleuets, les glaïeuls, les coquelicots, les nielles fleurissaient au soleil dans les blés verdoyants... Et je me disais : "L'école, eh bien ! tu iras demain."
Et, alors, dans les cours d'eau, avec culottes retroussées, houp ! on allait guéer. Nous barbotions, nous pataugions, nous pêchions des têtards, nous faisions des pâtés - pif paf ! - avec la vase ; puis on se barbouillait de limon noir jusqu'à mi-jambes pour se faire des bottes."
Silence dans les rangs.
La colonne entre au pas dans la salle. Le décor ? Des rangées de pupitres de bois brun auxquels les critères de porcelaine apportent une touche de gaieté, le poêle Godin au centre avec son énorme tuyau qui court sous le plafond et traverse le mur ; l'estrade, "la tribune" du maître, le tableau noir fixé au mur, la bibliothèque scolaire coiffée du globe terrestre, les portraits de Jules Ferry et de Victor Hugo à côté de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la carte de France et les panneaux qui rappellent certains principes : "L'instruction est un trésor. Parle peu et écoute beaucoup."
Une dernière fois le maître réclame le silence, avant de faire l'appel et d'inscrire au tableau la date que chacun doit recopier soigneusement sur une nouvelle page de son cahier, ainsi que la pensée du jour. C'est la leçon de morale. Les commandements et les préceptes se succèdent : "L'oisiveté est la mère de tous les vices", "Il vaut mieux souffrir le mal que de le faire", "Qui vole un oeuf vole un boeuf"... Au mur, une affichette illustrée donne l bon exemple : "Garder un objet trouvé, c'est voler"".
Pour plus d'efficacité, certaines sentences usent de la menace : "Fais le bien sur le champ, tu n'es pas sûr de vivre longtemps". L'alcoolisme, voilà l'ennemi ! "Prendre un apéritif avant le repas, c'est s'ouvrir l'estomac avec une fausse clef."
Tranquille au fond de la classe, le cancre se moque bien de ces encouragements ; il met au point sa petite sarbacane et, dès que le professeur aura le dos tourné, il s'amusera à lancer sur les cahiers de ses camarades quelques boulettes imbibées d'encre.
L'exception qui confirme la règle.
Hibouchougenou...
"Toute la classe en retenue !"
Et toc !
Et le malheureux instituteur qui voit sa chaise toute enduite de colle.
C'en est trop ! Que chacun sorte son manuel d'histoire de France !
Tout un chapitre à copier avec une interrogation surprise par dessus le marché sur Vercingétorix rendant les armes devant l'auguste César, saint Louis devant son chêne, Louis XI et ses cages, la prise de la bastille, la Bérézina, Charlemagne... autant d'images passionnantes qui captivent l'imagination. Ces clichés ancrés à tout jamais au fond des mémoires et prêts à ressurgir à la moindre occasion.
La récré
Qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, la cour de récréation fait la joie des écoliers. Elle est le théâtre de leurs jeux et de leurs plaisirs. Lorsque les aiguilles de l'horloge s'approchent enfin de dix heures, alors les mines s'égayent. Les corps jusque-là prisonniers, s'évadent. Enfin, ça y est. Le maître pose sa craie et lâche le "allez" tant espéré.
Affinités obligent, des groupes se forment aux quatre coins de la cour. On s'émerveille devant des décalcomanies aux couleurs vives, on échange des bonbons, des bâtons de réglisse ou des images... On lâche à répétition le dernier gros mot appris. Les discussions vont bon train même si tous pestent devant les difficultés de la dernière interrogation. On se lâche, en somme. Place au jeux et à l'amusement.
Ne l'oublions pas, la cour appartient aux élèves.
Là, on oublie la présence de l'instituteur, et on lui promet mille maux et mille vengeances en représailles de sa sévérité. On peut épater ses camarades, l'un peut démontrer son habileté à construire des chefs d'oeuvre avec rien, l'autre qui excelle au maniement du diabolo, tandis que les filles sautent à cloche-pied entre terre et ciel ou inventent des figures à la corde à sauter. Des parties acharnées de cache-cache succèdent au concours de saut-de-mouton.
S'il vient à neiger, les glissades se font de plus en plus spectaculaires et de joyeux affrontements éclatent.
Enfin, si toupie, cerceau et osselets sont en vogue, les billes connaissent le plus grand succès. Le matin, en partant à l'école, personne n'oublie son sac de billes et chaque classe a son champion qu'on rêve de déboulonner.
Les bagarres
La farce tourne à l'aigre. Le lâche a osé se moquer du nom de son camarade. L'honneur appelle à la vengeance ; un simple murmure annonce le duel : "Ru vas voir à la récré !" Que serait la récréation sans l'inévitable bagarre ? Chaque classe à sa forte tête, celle qui en impose aux autres ; malheur à celui qui ose l'emmerder.
Puis certains recourent à l'ultime stratégie avant la fin de la récré : la ruée vers les cabinets.
Mais les cabinets ont aussi leurs traditions et leurs jeux. Même si l'instituteur surveille discrètement ces lieux secrets, au cas où... Au cas où des garnements s'amusent à celui qui pisse le plus loin ou qui a la plus grande... "Mesurons !"
La fin des cours
Dehors, le soleil s'en va, l'heure tourne et la fin de la journée approche. Tous trépignent d'impatience. Bientôt la liberté et les joies du retour ! La cloche retentit enfin ; un son si cruel le matin mais si doux le soir... En un clin d'oeil, les cliques et les claques sont rangées dans les sacoches ; on rechausse ses sabots et l'on se rue vers la sortie.
Rare, cette fois, sont les retardataires...