"Le fou chantant"
Ma Mamie est formelle. Trenet, c'est la grande révolution de la chanson française.
Avec lui, le swing souffle à plein poumons dans les voiles. Les mots fous, délirants, incongrus, s'envolent haut.
C'est une pulsation inédite, une légèreté de vivre et en même temps l'abîme des souvenirs et une profonde mélancolie.
Mamie découvre avec lui une nouvelle façon de chanter la langue française.
"Les interprètes des chansons n'ont même pas eu le temps de se rhabiller. Ils étaient tout nus sur la route, avec Trenet devant, seul, magnifique" dira Léo Ferré.
Charles naît à Narbonne le 18 mai 1913, d'un père notaire et violoniste qui, à ses heures perdues, compose quelque sardane, et d'une mère que la harpe passionne. Quand ses parents divorcent, il est placé avec son frère dans un collège religieux à Béziers.
"L'école était libre mais pas moi !" se souviendra-t-il.
La solitude, l'attente, la douleur d'être éloigné de sa mère qu'il aime tant le marquent au fer rouge.
Il apprend à supporter le quotidien et rêve en poésie. il rejoint Paris à Dix-sept ans avec en tête le projet de faire les Arts déco.
Mais, curieux, pétillant, il se mêle bientôt à l'intelligentsia parisienne : Antonin Artaud, Jean Cocteau, Max Jacob...
Charles est un garçon qui aime les garçons, une préférence qui lui ouvre bien des portes.
Sa rencontre avec le pianiste suisse Johnny Hess le détourne vite des studios de Joinville dont il est un temps l'un des accessoiristes de plateau. Les deux hommes unissent leurs talents, se concoctent un répertoire à la fois swing, naïf et fantaisiste et partent à l'assaut des cabarets. Le succès est fulgurant, les interprètes se bousculent pour adopter leurs oeuvres, sans compter Mistinguett qui les impose dans le Tout-Paris.
Appelé sous les drapeaux, Charles doit se séparer de Johnny Hess. Il participe alors à quelques galas, dont l"un à Marseille au cours duquel on le surnomme pour la première fois "le fou chantant". Une fois encore, pour échapper au quotidien pénible de sa caserne, le poète reprend la plume et se réfugie dans sa poésie. C'est dans un coup de blues que naît Y'a d'la joie qui deviendra la chanson préférée de ma Mamie.
Y'a d'la joie
La tour Eiffel part en balade
Comme une folle, elle saute la Seine à pieds joints...
L'éditeur de Trenet, Raoul Breton, convainc, non sans peine, Maurice Chevalier de s'emparer de cette drôle de chanson. Un succès du disque !
Charles fera ensuite un triomphe avec cette chanson sur Radio Cité.
Il enregistre ensuite Je chante. Qui finalement se soucie du fait que cette chanson vitaminée se clôt sur un suicide ? Il présente dans la foulée Boom où le bon Dieu siège dans un fauteuil de nuages. La folie douce de Trenet est un raz de marée qui emporte la jeunesse qui ne résiste pas à sa folie, au roulement de ses yeux bleus et à la façon si étrange qu'il a de porter de biais son feutre mou.
On ne chantera plus jamais comme avant en France...
La suite ? Douce France, Que reste-t-il de nos amours ? La folle complainte ? Débit de l'eau débit de lait, Le soleil et la lune.
Au sortir de la guerre, tandis qu'on lui reproche de s'être montré un rien maréchaliste, notamment avec une chanson telle que La marche des jeunes, il part en Amérique où il chantera sur scène La mer. Il l'avait écrite en 1946, comme on se distrait dans un train, en moins de vingt minutes dans un train entre Narbonne et Perpignan.
En 51, il se bat comme un lion pour résister aux nouveaux venus. Il crée L'âme des poètes et sort de nouveaux titres forts Route national 7, Le jardin extraordinaire...
En avril 1955, à l'Olympia, en première partie de son spectacle, se produit un couple de danseurs acrobatiques qui se fait appeler les Hallyday. Un beau petit garçon blond d'une douzaine d'années, Jean-Philippe Smet, les accompagne. Dans cinq ans, il s'appellera Johnny...
Trenet fêtera alors ses vingts ans de carrière et dix millions de disques vendus mais ce sera le début des emmerdes.
Les yéyés emportent tout sur leur passage.
Le 13 juillet 1963, il est inculpé pour outrage à la pudeur et attentat aux moeurs. Le début d'une période terrible et injuste. Il ne sortira pas indemne de cette affaire de ballets roses. Il annonce ces adieux à l'Olympia en 75 avant de reprendre du service.
"Ma jeunesse est une maladie mentale !" s'amuse-t-il.
Il s'éteint le 19 février 2001, à 87 ans, laissant derrière lui une farandole d'un millier de chansons et de nombreux fils spirituels dont Aznavour, Higelin et Brel qui aura, au nom de tous les auteurs-compositeurs-interprètes de France, cette phrase inspirée : "Sans lui nous aurions tous été des experts-comptables..."
Ma Mamie a toujours aimé Charles Trenet. Si vous êtes surpris, c'est que vous ne connaissez pas ma Mamie.
Rideau.
Revue de presse :
"Le temps pour Charles Trenet et Johnny Hess de se lancer. Ils viennent de créer un duo. Leur goût commun pour le jazz les ont incité à travailler ensemble. Ils ont été engagé au Palace à la surprise générale, le directeur Henri Varna n'étant pas convaincu de leur talent et trouvait leurs couplets avant-gardistes mais l'insistance de Mistinguett et de Josephine Baker et qui n'ont pas pu dissimulé leur enthousiasme a fait pencher la balance. Ils chanteront Sur le Yang Tsé Kiang et Quand les beaux jours seront-là."
"Trenet est né à Narbonne et est à Paris depuis trois ans. Hess vient d'Engelberg, en Suisse. Ils se sont connus au Collège Inn. L'avenir leur appartient."
"Cinq ans plus tard, tandis que Maurice Chevalier et Josephine Baker se tendent sur la ligne Maginot, le caporal Trenet organise pour les troupes un gala auquel Fernandel et Tino Rossi ont prêté leur concours. Le "fou chantant" a inscrit Boum à son programme, dont l’enregistrement lui a valu un Grand Prix du disque. "Mes supérieurs m’ont donné l’ordre d’aider les soldats à tuer, mais unqiuement le temps", a-t-il dit."
"Le 1er août 1940, c’est avec surprise qu’il a découvert, en première page de Paris-Soir l’annonce de sa disparition dans un accident d’avion. Il a aussitôt pris sa plume pour faire savoir à la presse qu’il était vivant et toujours à Salon-de-Provence. "
"Il propose à Roland Gerbeau en 1943 une chanson encore inédite, Douce France. "Je l’ai proposée au départ à André Claveau, avoue le poète. Il l’a refusée en précisant qu’il estimait disposer d’un répertoire suffisant pour l’année à venir." Transmis par le bouche à oreille, ce refrain est devenu en quelques mois, dans le maquis, un hymne à la liberté."
"En 47, Trenet revient en France pour une soirée unique entre deux tournées aux Etats-Unis, il a donné un récital de plus de deux heures. Au final, Charles a bissé la Mer, son dernier succès. "Elle est née en quatre minutes, en 1942, dans un train reliant Sète à Montpellier, explique-t-il. Je l’ai proposée, en vain, à plusieurs artistes. Quatre ans après, Raoul Breton, mon éditeur, l’a découverte et m’a convaincu de l’enregistrer. Le succès à dépassé nos espérances. A New-York, voici quelques semaines, j’ai entendu, dans un bar, un pianiste jouer La Mer, traduite par Beyong the sea. Je me suis approché et lui ai demandé, sans me dévoiler, le nom du compositeur de cette mélodie. Il m’a répondu : c’est Georges Gershwin ! Etre confondu avec un tel génie, c’est une consécration !"