"L'agonie programmée du chancelier Dollfuss.
Face à la porte à double battant qui donne accès aux salons de la République, deux hommes hors d'haleine s'évertuent. Ils pèsent sur la poignée, tâchent en vain d'ébranler l'un des lourds panneaux de bois.
Peine perdue : la porte, fermée à clé, résiste à tous les assauts.
C'est à cet instant précis - le 25 juillet 1934 à 13 h 30 - que se joue le destin du chancelier Dollfuss, chef du gouvernement autrichien et de fait dictateur de l'Autriche.
Devant la porte implacablement close, il est là, le plus petit des chefs de gouvernement d'Europe : 1,50 mètre. Ceux qui l'aiment bien, se référant à l'adversaire numéro de Napoléon, l'appellent Millimetternich. Et ceux qui ne l'aiment pas Millimettermendch, autrement dit minus.
- Il faudrait enfoncer la porte, dit Dollfus.
Comment ce petit homme pourrait-il venir à bout de ce monument de bois sculpté ?
Déjà, derrière lui, résonne sur les parquets cirés le bruit des bottes des poursuivants. Il s'accroît, se rapproche. Pas de doute : les rebelles sont dans la pièce voisine.
Dollfuss - geste dérisoire - secoue toujours la poignée.
Sur le pas de la porte, les autres se sont arrêtés, considérant d'un air de triomphe leur proie enfin rejointe. A leur tête, un ancien sous-officier : Otto Planetta. Dolfuss ne se retourne pas.
Il ne voit pas Planetta lever son revolver et, presque à bout portant, tirer deux fois. La première balle a frappé à l'aisselle droite, la seconde dans le cou. Aussitôt, Dollfuss bascule en arrière, s'abat de tout son long. Du propre témoignage d'Hedvicek, "sa tête a frappé le plancher".
L'agonie du chanceliier Dolfuss commence. Une agonie délibérée, qui va durer trois heures. On pourrait le sauver, mais le chancelier Dolfuss est devenu un enjeu, un pion sur l'échiquier patiemment dessiné par les hommes de Hitler.
Ma Mamie m'a dit qu'Hitler avait décidé que Dolfuss était un obstacle à l'intégration de l'Autriche dans le Reich allemand. Donc, Dollfuss devait être éliminé.
Un petit paysan né, en 1892, d'une certaine Josefa Dollfuss, célibataire. Quoique celle-ci eût épousé plus tard un brave homme du nom de Leopold Schmutz, elle avait toujours refusé que son époux, qui devait lui donner quatre autres enfants, reconnût le petit bâtard, prénommé Engelberg.
Fidélité à ses premiers amours ? Peut-être.
A l'âge de dix ans, le petit Engelberg a annoncé à ses parents qu'il se sentait appelé par Dieu. Il voulait être prêtre. Une foi ardente.
Des études assidus mais sans éclat. Au fil des années, un esprit qui s'ouvrait au monde.
A dix-huit ans, une question essentielle : ai-je vraiment la vocation ? La réponse s'est révélée négative.
Il décide alors de poursuivre ses études à Vienne, à l'université. Il a rassuré ses parents : cela ne leur coûterait rien. Il se débrouillerait.
Vienne est pour lui une découverte en forme d'émerveillement. Il ne se lassait point de parcourir les avenues, d'admirer les monuments, de visiter les églises.
Pouvait-il se douter qu'à la même époque, un autre jeune Autrichien, découvrant Vienne à son tour, ne ressentait que de la haine et définirait la capitale comme "un véritable conglomérat de peuples parmi lesquels on retrouvait, comme l'éternel champignon vénéneux de l'humanité, des juifs, et toujours des juifs" ?
Ce jeune Autrichien s'appelait Adolf Hitler. Il venait d'échouer à l'école des Beaux-Arts et, sans ressources, était devenu le client assidu des soupes populaires.
Au conseil de révision, Engelberg a été réformé. Trop petit. En 1914, quand la guerre a éclaté, il s'est présenté de nouveau devant la commission militaire.
Il n'a pas grandi mais, sous la toise, il s'est, sans qu'on le voie, soulevé sur la pointe des pieds. On a constaté qu'il mesurait 1,52 mètre et on l'a accepté au milieu des rires.
Il s'est battu courageusement, est devenu aspirant puis lieutenant.
Puis, quand l'Autriche a du reconnaître sa défaite, il s'est retrouvé sans un sou. Desamparé.
Mais Dolfuss a toujours cru en la Providence. A plusieurs reprises, il s'est persuadé qu'une intervention divine avait modifié son propre destin. On va alors le voir à Anvers, à Leipzig, à Prague. Il va devenir l'un des experts de la Commission d'agriculture de la SDN.
A pas de géant, son ascension va se poursuivre.
En 1930 - à trente-huit ans - , il est président du conseil d'administration de fer autrichiens. En 1931 enfin, il se voit confier le portefeuille de ministre de l'Agriculture et des Forêts. Tournant de sa carrière : l'expert universellement estimé se mue en homme d 'Etat.
Les gouvernements se succèdent à une allure inquiétante. Le 6 mai 1932, le président Miklas, ne sachant plus guère à qui confier le pouvoir, se rend au sanatorium dans lequel Mgr Seipel soigne sa tuberculose. La question qu'il lui adresse est une adjuration : qui ?
Mgr Seipel n'hésite pas :
- Prenez Dollfus.
Le président propose la chancellerie à Dollfus.
Pour la première fois, celui à qui on présente une telle offre ne l'accepte pas sur-le-champ. Il demande une nuit de réflexion. Miklas obtempère.
Cette nuit-là, le petit homme la passe en partie dans l'église de Schotten. En prière. Le lendemain, 8 mai, Engelberg Dollfuss répond qu'il consent à devenir chancelier d'Autriche.
L'histoire a donc voulu qu'au même moment deux dictatures s'imposent en Europe dans les deux grandes capitales germaniques : à Berlin, celle d'Hitler. A Vienne, celle de Dollfuss.
Les deux hommes sont issus de la même patrie : l'Autriche.
Que va-t-il advenir d'un tel face-à-face ?
Le 3 octobre 1933, un jeune homme court à la rencontre de Dolfuss, braque un revolver sur lui et tire par deux fois. La première balle est heureusement amortie par l'épais pardessus et s'arrête sans entamer la chair. La seconde balle atteint un biceps, ne provoquant qu'une blessure sans gravité.
L'assassin, aussitôt ceinturé, déclare se nommer Robert Dertil. On le presse de questions. Pouquoi a-t-il agi ? Une réponse immédiate, comme une évidence :
- Je suis membre du parti national-socialiste.
Cela veut tout dire en effet.
Un atout pour Dolfuss : l'appui et la sympathie de Mussoloni. En ce temps, le Duce n'éprouve que mépris pour Hitler dont il estime que tout les sépare. Au chancelier d'Autriche, il déclare qu'il ne doit rien craindre du "caporal". Au moindre appel, il mettra ses forces armées à sa disposition.
Pour paré aux périls qui s'accumulent, Dollfuss va jouer gros.
Il décide d'éliminer. La classe ouvrière se sent atteinte dans ses oeuvres vives. La colère monte. Pour les ouvriers, une seule question :
- Devons-nous rester les bras croisés devant cette menace et nous laisser mener à l'abattoir comme des moutons ?
C'est à Linz que tout va commencer. Le 12 février 1934, la police exige que le groupé armé socialiste lui remette toutes ses armes. Refus. Affrontement. Coups de feu. Gisant dans des flaques écarlates, les premières victimes.
- Le sang coule à Linz !
Les barricades s'élèvent. Les ouvriers combattent à un contre dix. Avec la même fureur, on se bat pendant toute la journée du 13, puis le 14. Ce jour-là, Dolfuss fait savoir que ceux qui se sont rendus avant le 15 à midi seront pardonnés.
Les insurgés n'ont plus de munitions. Ils sont à bout, brisés. Le matin du 15, la Heimwehr enlève les ultimes îlots de résistance. Les morts et les blessés se comptents par centaines.
Implacable, la répression.
Un grand nombre de militants socialistes sont internés dans les camps de concentration. Leur régime n'a rien à envier à ceux qu'instaure à la même époque Himmler en Allemagne. Quatorze chefs sont condamnés à mort. Trois sont pendus dans la cour de la prison de Vienne.
Comment l'Histoire pourrait-elle oublier ?
Dolfuss sent qu'on l'a forcé à aller trop loin. Il voudrait revenir en arrière. Il propose un compromis. A qui ? Il ne trouve plus d'interlocuteur. Ce qui lui répond, c'est le silence. "Entre la classe ouvrière et lui, il y a un fossé de sang, un fossé trop large pour être comblé par des phrases."
Dollfuss n'est plus qu'un homme seul.
Les journaux français commentent avec horreur les coups de canon tirés sur les ouvriers.
Aux yeux des Etats démocratiques, Dolfuss n'est plus que l'émule de Hitler. Un bourreau fasciste.
La suite, nous la connaissons.
Dans un instant, le chancelier Dolfuss agonisera, frappé de deux balles par le sous-officier nazi Planetta. Bien sûr, Otto Planetta interrogé plus tard, affirmera qu'il s'agit d'une erreur.
Que, voyant devant lui des hommes inconnus, il leur a ordonné de lever les mains. Qu'un petit homme en civil ne l'a pas fait et s'est avancé vers lui. Se croyant menacé - dans de tels cas, on se croit toujours menacé - Planetta a tiré.
Par chance, aucune loi ne nous oblige à croire les assassins. Allongé de tout son long sur le parquet, les bras en croix, Dolfuss vit. Faiblement, il appelle :
- Au secours ! Au secours !
Autour de lui, les nazis font cercle. Il regarde le sang coulé de ses blessures. Pas un ne songe à intervenir, ce qui contredit formellement l'explication de Planetta.
Comme prévu, le second commando a envahi la Maison de la radio. Sous la menace, le speaker lance sur les ondes le communiqué préparé :
- Le chancelier Dolfuss a donné sa démission. Le docteur Rintelen a été chargé de former le nouveau gouvernement.
Il ne va pas plus loin, la police fédérale cerne l'immeuble. On le prend d'assaut. Les rafales crépitent. On se bat. Bientôt, les studios seront en feu.
A l'heure où Dolfuss agonise, partout dans Vienne le putsch est vaincu. La police est totalement maîtresse de la situation. Les troupes fédérales marchent sur la chancellerie. Là, Fey s'avance sur le balcon, parle au chef des troupes fédérales :
- Les insurgés consentiront à se retirer si on leur accorde un sauf-conduit !
La réponse claque :
- Accordé, si tout le monde est sain et sauf !
Et Fey répond :
- Tout le monde est sain et sauf.
A-t-il donc oublié le chancelier ?
Toujours sur son canapé rouge, Dolfuss murmure :
- J'ai soif.
Il étouffe. La voix presque imperceptible :
- J'embrasse ma femme et mes enfants...
Le sang lui jaillit de la bouche. Quelques instants avant 16 heures, ce râle s'arrête.
Engelberg Dolfuss, chancelier d'Autriche, laissé sans soins pendant trois heures, n'est plus.
A la nouvelle de l'échec des nazis autrichiens, Hitler s'est effondré.
- C'est une catastrophe ! Un nouveau Sarajevo !
Le Duce esprime sa "profonde douleur" et "les regrets du peuple italien". Il stigmatise "les responsables directs et lointains". A Mme Dolfuss, il déclare :
- Les nazis - Hitler en tête - sont de véritables monstres !... On assassine pas impunément les amis de l'Italie ! L'indépendance de l'Autriche sera défendue par l'Italie avec encore plus d'acharnement ! Je le dois à la mémoire sacrée de mon ami Engelberg...
Les actes vont suivre sans tarder. Quatre divisions italiennes font mouvement vers le col du Brenner. Pour Hitler, voilà qui dépasse tout ce qu'il a pu redouter.
Qui peut le tirer de là ? Soudain, il trouve : von Papen ! Ne paraissant pas se souvenir que celui-ci n'a échappé que par miracle à la nuit des longs couteaux - trois semaines plus tôt - il l'appelle en pleine nuit au téléphone :
- Il faut que vous partiez immédiatement vers Vienne. Je fais appel à votre patriotisme !
- Non, non, je refuse !
Il finira par céder et parviendra à faire baisser la tension en Europe.
L'accord négocié par Fey - le sauf-conduit pour les conjurés - s'est trouvé caduc quand on a découvert la mort du chancelier. Les membres du commando ont été jugés, Planeta et le capitaine Holzweber pendus. On a procédé à onze autres éxécutions. Tous sont morts en criant :
- Vive le peuple allemand ! Heil Hitler !
Rintelen, lui, s'est tiré une balle dans la tête, s'est raté, a été condamné à vingt-cinq ans de travaux forcés. Lors de l'Anschluss, Hitler le libérera avec tous les autres.
Tant que Mussolini protégera l'Autriche, l'indépendance du pays sera préservée. lors de l'aventure éthiopienne, les sanctions votées contre l'Italie par la SDN jetteront le Duce dans les bras d'un Hitler qui entre-temps aura rendu une armée à l'Allemagne.
Le samedi 12 mars 1938, les forces allemandes franchiront la frontière autrichienne. Le 13 mars, l'Anschluss sera proclamée.
Le 14 mars, au milieu d'un triomphe digne des empereurs romains, Adolf Hitler entrera dans Vienne.
Sa première décision : ordonner que la place qui portait le nom du chancelier Dollfuss devienne la place Planetta.
Collection "Mamie explore le temps"
Lee Harvey Oswald - Stavisky - Sarajevo ou la fatalité - Jeanne d'Arc - Seul pour tuer Hitler - Leclerc - Sacco et Vanzetti - La nuit des longs couteaux - Jaurès - Landru - Adolf Eichmann - Nobile - Mr et Mme Blériot - Les Rosenberg - Mamie embarque sur le Potemkine - L'horreur à Courrières - Lindbergh - Mamie au pays des Soviets - Jean Moulin face à son destin - Mamie est dos au mur - L'assassinat du chancelier Dolfuss - L'honneur de Mme Caillaux - Mamie au pays des pieds noirs - La Gestapo française - Auschwitz - Le discours d'un Général - Mamie à Cuba - Le Maréchal - Mamie et les poilus - Guernica - Mamie lit le journal Paris-Soir - Mamie a rendez-vous chez le docteur Petiot - Guynemer