"Il s'appelait Baudru.
Et ceux qui ne l'aimaient pas l'appelaient Baudru. Ce qui prouve que la meilleure façon de manifester son mépris à quelqu'un est de l'appeler par son nom.
Baudru donc.
Baudru était aide-comptable chez U.R.T, société anonyme d'assurances à capital limité et responsabilité partielle, fondé en 1835 par Lambert et Schwartz. Les hasards de la vie l'amenèrent à quitter sonpavillon natal de la Garennes-Colombes pour se fixer au huitième étage d'une H.L.M. à la Garennes-Bezons.
Il fut long à s'y habituer.
Travail toute la semaine de 8 h à 12 h ; de 12 h à 13 h, cantine : reprise de 13 h à 18 h ; 18 h 10, autobus ; 18 h 25, une baguette et demie chez la boulangère ; 18 h 30 ascenseur ; 18 h 31, pipi, pantoufles pompons, ouf ! et cul dans pouf.
Le 8 novembre 1971, jour de ses 43 ans, Baudru pénétrant dans l'ascenseur, fit en quelques secondes un examen de conscience remarquablement approfondi pour le peu de temps qu'il y consacra et en dégagea une idée-force : il s'emmerdait et n'avait plus envie de continuer à le faire..
Il fut même surpris que cela ne lui fût pas venu plus tôt.
Cette nuit-là, mimines jointes sur la couverture, il décida de s'amuser un peu et de semer quelques joies dans sa flasque existence. Mais les horaires ne le lui permettaient guère et, en fin de compte, Baudru constata que le seul moment où un aide-comptable pouvait s'amuser sans risquer d'être pris en flagrant délis était le moment où il se trouvait seul.
Pas tellement facile de se trouver seul à la Garennes-Bezons, à part dans les W.-C où le nombre de farçouilles à faire est relativement exigu. Il n'y avait en fait qu'un endroit idoine : l'ascenseur.
Alors, fermant ses doux yeux, Baudru inventa un jeu qui devait changer sa vie.
Il se leva le lendemain dans un état d'exaltation qu'il ne s'était pas connu depuis de longues années et décidé de procéder avec ordre et méthode comme il l'avait toujours fait jusqu'à présent. Lavé, peigné, brossé, il sortit de chez lui le coeur battant et appela l'ascenseur. Le voyant rouge s'alluma et il pénétra dignement à l'intérieur de la cabine, s'efforçant, comme toujours, de conférer à son maintien une attitude à la fois lointaine et respectable. La porte se referma derrière lui et il appuya sur le dernier bouton marqué r.-c., ce qui, la plupart du temps, veut dire rez-de-chaussée. A la seconde où l'ascenseur entama sa descente, Baudru sentit la sueur jaillir à ses tempes et il se déchaîna. En deux coups de pieds, il se débarassade ses chaussures et, fébrilement, dégrafa la ceinture de son pantalon : ses doigts tremblant défirent les boutons de la braguette. Il en était au dernier lorsqu'il constata qu'il avait déjà dépassé le troisième étage. Son coeur s'arrêta de battre : il n'aurait jamais le temps d'ôter son pantalon et de le remettre avant d'arriver, comme il l'avait prévu. Restaient, de plus, les chaussures. La frayeur fut la plus forte. Il se reboutonna à toute allure, reboucla sa ceinture en cinq dixièmes de secondes, enfila une chaussure, et l'ascenseur s'arrêta alors qu'il avait la deuxième à la main.
Mme Dutilleux attendait pour remonter devant la porte vitrée de l'appareil, et ce ne fut pas sans une surprise peinée qu'elle vit sortir Baudru, la face emperlée, tenant d'une main son attaché-case de cuir noir et de l'autre son escarpin enciragé. Elle sourit dans sa barbe et mit cela sur le compte d'un réveil tardif qui n'était pas sans l'étonner, venant d'un monsieur toujours parfaitement réglé côté horaire.
Baudru fit son double noeud un genou à terre et savoura, en attendant l'autobus, l'amertume de l'échec. Ce n'était point ce qu'il avait espéré, car il avait rêvé gagner cette lutte contre la montre, il s'était vu gambadant en slip dans l'étroite cabine, renfilant vélocement et terminant tiré à quatre épingles au moment précis de l'arrivée au rez-de-chaussée.
Il réfléchit fortement durant le trajet et une bonne partie de la matinée, puis décida de poursuivre l'expérience. Il valait mieux accroître progressivement les difficultés, de façon à acquérir des mécanismes d'une extrème rapidité qui lui permettraient, c'était là le but idéal, d'arriver tout habillé au huitième, de se déshabiller entièrement, de se rhabiller presto et de sortir souriant, noeud de cravate impec et braguette close, quelques secondes plus tard. Bien évidemment, ce qui était faisable du huitième au rez-de-chaussée l'était du rez-de-chaussée au huitième : il trouverait ainsi deux fois par jour l'occasion de s'exercer.
Baudru, lorsqu'il fut devenu le virtuose qu'il devait être, réfléchit longuement sur les motivations souterraines qui l'avaient poussé à inventer ce divertissement, et il en trouva de nombreuses. Le mélange intime du dangereux et de saugrenu qu'avait cette activité ludique excitait chez lui le goût du risque et de la faribole qui, étant donné son éducation, confinait à l'obscénité : se retrouver nu comme un ver dans un lieu fait pour y être habillé le séduisait énormément. On n'est jamais plus nu que dans un ascenseur. Il en éprouvait une intense jubilation. Bien d'autres raisons lui vinrent à l'esprit mais abandonnons le terrain de la spéculation pour en venir à celui des faits. Je me contenterai de les extraire d'un petit carnet sur lequel Baudru notait chaque jours ses progrès.
On y apprend ainsi que le 17 novembre (huit jours après la première tentative) il réussit à enlever entièrement son pantalon dès le sixième palier et à le remettre. Quatre jours plus tard, il corsait la difficulté en comptant jusqu'à quatre avant de le renfiler. Le 26, il arrivait à enlever son slip et terminait un peu essouflé, mais entièrement rhabillé.
Il serait fastidieux de suivre jour après jour cette somme de performances. Qu'il suffise de savoir que deux mois après, bien qu'en plus de son costume, il portât un imperméable (la saison devenant fraîche), il arrivait en commençant à se déhabiller non pas au huitième, mais au septième, à se mettre totalement nu, à sauter deux fois en l'air et à se revêtir entièrement. Au cours du deuxième mois, il parvint même dans les derniers mètres à allumer une cigarette.
Jamais Baudrun'avait été plus heureux. Il fêtait parfois l'une de ses victoires dans un restaurant où il s'octroyait un bon vin pour célébrer un évènement mémorable ; ainsi le jour où il ne commença à se déshabiller qu'à partir du quatrième, il but entièrement une bouteille de Gaillac à 13 € 50. Il rentra ce soir-là, guilleret, prit l'ascenseur et, malgré les vapeurs d'alcool, termina largement dans les délais. Il se coucha, frémit de contentement dans les draps propres comme quelqu'un qui a enfin trouvé ou donné un sens à sa vie.
Si nous reprenons ici le carnet de Baudru et sautons quelques pages, nous pouvons nous rendre compte du terrain gagné : lors de la descente, il était capable de se dévêtir et revêtir entre le troisième et le premier, lors de la montée entre le sixième et le huitième. Il accéléra et dépassa de loin, ce qui peut être considéré comme un record : il ne lui fallait plus qu'un seul étage pour les deux opérations.
Une nuit, il se réveilla en sursaut ; une idée venait de frapper si violemment qu'il s'assit dans son lit et constata que sur huit étages il n'en occupait plus qu'un, il s'ennuyait durant les sept autres. Ses sourcils se plissèrent sous l'effort de réflexion ; il y avait une possibilité : il pouvait se déshabiller et se rhabiller huit fois de suite - solution mathématiquement réalisable - mais il eut l'intuition qu'il en naîtrait une certaine monotonie. Il réfléchit encore et, comme il n'était point sot (on a déjà pu le constater), la réponse au problème lui vint...
Le lendemain matin, en partant, il avait dans la poche de son veston une bouteille thermos, un gobelet de carton, une cuillère en plastique et un sucre enveloppé dans un papier. Malgré quelques éclaboussures qui tachèrent sa cravate et la moquette, il parvint à verser le café dans le gobelet, à tourner avec la petite cuillère, à le boire, à remettre le tout dans sa poche ; on était au premier étage et, presque mécaniquement, il se déshabilla-rhabilla et sortit assez fier de lui.
Quatre jours après, il arrivait à verser le café, à tourner le sucre, à tremper une biscotte, à manger, à boire et à se déshabiller-rhabiller.
Sept jours après, il versait le café, tournait le sucre, trempait trois biscottes, les mangeait, etc...
Huit jours après, quatre biscottes.
Quinze jours après, il beurrait les quatre biscottes.
Vingt-sept jours plus tard, il rajoutait du lait et se faisait griller des toasts.
Il est inutile de signaler qu'il avait remplacé l'attaché-case par une petite mallette dans laquelle il rangeait le réchaud butane sur lequel il parvenait à faire chauffer son café au lait entre le quatrième et le cinquième.
Sautons quelques mois et arrivons au 14 février qui, dans la vie de Baudru, apparaît comme une date de très grande importance. Il sortit ce matin-là, avec en plus de sa petite mallette, un colis sous le bras. La porte de l'ascenseur s'ouvrit, il entra et appuya sur le bouton. Aussitôt, il déplia le colis en quatre centièmes de secondes : il s'agissait d'un appareil à douche démontable et tube incorporé. Il se déshabilla en moins d'un clin d'oeil, se savonna, se rinça, chauffa son café, beurra ses biscottes, déjeuna, se rhabilla et arriva tout matériel remballé. Le 18 du même mois, il avait suffisamment de temps avant d'arriver pour lire entièrement le journal. Le 28, le dernier jour de ce mois court, il pouvait douche et déjeuner pris, terminer ses mots croisés.
Arrivé à ce stade, Baudru réfléchit et se convainquit de deux choses. La première, c'est qu'il était doué ; la seconde, c'est qu'il perdait un temps précieux (entre le troisième et le premier pour être exact) à lire le journal. De nature travailleuse, il trouva cela indigne de lui et, le 1er mars, il quittait son appartement avec, en plus de la mallette et de l'appareil à douche, une machine à écrire portative sur laquelle il espérait taper ses dossiers en retard.
Il est bon de récapituler, aussi choisirons-nous la journée du 12 mars pour dresser un tableau exact de ses activités ascenseuresques :
1. Douche avec savon, rinçage, friction eau de toilette, lavage de dents, coup de peigne, curage d'oreilles (du 8ème au 6ème environ) ;
2. Beurrage de toasts, déjeuner copieux avec marmelade d'oranges et oeufs frits sur une petite poêle à manche amovible (du 6ème au 4ème environ) ;
3. Lecture délassante de magazines illustrés avec mots croisés, devinettes et problèmes d'échecs (quatrième au deuxième) ;
4. Mise à jour des dossiers, dactylographie du courrier, préparation du travail de la journée au dictaphone (deuxième au premier) ;
5. Remballement général, cigarette et courrier familial (du 1er au rez-de-chaussée).
Chose remarquable, il eut à cette période l'intuition de son destin. Gagnant à chacun de ses voyages verticaux un peu plus de vitesse, il comprit que, bientôt il parviendrait, durant les quarante huit secondes que durait le trajet, à condenser la totalité de ses activités de la journée ; il décida alors de réaliser l'impossible : faire tenir 24 heures en 48 secondes, car il avait la conviction absolue que, grâce à la vitesse phénoménale qu'il avait acquise, le temps était devenu pour lui infiniment compressible.
Nous arrivons au 12 novembre de l'année suivante, cela faisait trois ans presque jour pour jour qu'il avait tenté, avec une lenteur maladroite qui le faisait à présent sourire, d'enlever son pantalon pour la première fois. cette date du 12 novembre est la dernière que nous noterons : on comprendra en lisant ce qui suit pourquoi il n'y en eut pas d'autres.
Ce matin-là, comme à accoutumée, Baudru appela l'ascenseur, entra et descendit. Alors qu'il se trouvait entre le 5ème et le 4ème, tout s'arrêta. C'était la panne, chose fréquente dans ces appareils délicats. D'autres personnes sonnèrent et, de guerre lasse, montèrent ou descendirent à pied. Le gardien de l'immeuble téléphona à la compagnie chargée des réparations. Des dépanneurs arrivèrent assez rapidement, car on leur avait signalé que quelqu'un se trouvait coincé entre deux étages. ils travaillèrent, localisèrent le défaut du système électrique et réparèrent. l'ascenseur arriva au rez-de chaussée deux heures et quart plus tard. Ce fut le concierge qui ouvrit la porte. Il ouvrit la bouche également et se précipita derechef au téléphone pour appeler cette fois Police Secours.
Les gardiens de la paix arrivèrent et sortirent le cadavre. personne ne le reconnut : les vêtements devaient avoir été élégants, mais ils tombaient en lambeaux, le visage enfoui sous la barbe fluviale ne rappela rien à personne et, lorsque le médecin légiste pratiqua l'autopsie, il conclut que l'homme était mort de vieillesse à un âge que l'on pouvait estimer à cent cinquante ans.