"Souvenirs d'école.
Avertissement : cet article est consacré aux souvenirs d'école et s'adresse à celles et ceux qui furent gosse au moins une fois.
"Rangez les montagnes, les soleils, les étoiles, les collines, les vallées et les océans et sortez vos cahiers, on est pas là pour rire, rêver c'est rêvasser, pas question de perdre son temps.
Au fond, durant les vacances, on était dans l'erreur, c'était très jouissif, ça ne pouvait pas être vraiment vrai, on était trop heureux, ça ne pouvait pas durer toujours.
Devant l'école, les gosses sont là, déjà, la gueule triste, ils ont subi en deux mois une grande poussée de puberté, ça ne jacasse plus guère, ça rauque dur et ça roule sec, il y en quelques-un, pas des masses, avec leurs mères, bien emmerdés, qui font des pieds et des mains pour échapper au bisou.
Quand je farfouille dans la boîte de mon enfance, un diable de souvenir en sort : mon arrivée à l'école. J'y suis rentré horizontalement, je me cramponnais des deux mains au chambranle de la porte, tandis qu'une surveillante me tirait par les pieds.
J'ai donc vu le décor qui allait être celui de ma vie future, totalement de travers.
Préau, cours, classe, tout en travers. C'est peut-être pour ça que je n'ai jamais pu les avaler.
J'ai de la sympathie pour ce gosse hurlant que je fus dès le premier jour, je me dis que j'avais plus de jugeote qu'à présent : j'avais compris que ça n'allait pas être de la tarte.
Je ne m'étais pas trompé.
Je me souviens des rouleaux de papier bleu qui recouvraient mes livres de classe et les rendaient si guillerets et des Bibi Fricotin que j'ai volé à la boutique. Cela faisait vingt-cinq ans que je n'y étais pas entré. Le marchand me salue, pas le genre causant, plutôt le style rend-la-monnaie-au-revoir-monsieur, mais il se trouve qu'il connaît bien mon père et qu'il est allé à l'école Jean Moulin et que...
Mes oreilles se dressent.
"Vous avez fait le cours complémentaire ?
- Oui."
Je prends ma respiration.
Je sens qu'il a compris ce que je vais dire, qu'il le sait déjà, son visage se colore, s'enfièvre, on se regarde, c'est déjà l'amour fou, le virement de cuti intégral, le coup de foudre, on va se rouler la biscotte.
"Mais alors comme prof vous avez eu M. Bouchacourt ?"
La haine. La haine pure, cent pour cent pure haine. Il était tellement gros que quand il traversait la cour, on l'appelait M. Bouchelacourt...
Non, je n'ai rien oublié. Pas lui, en tout cas. Le fait est que je ne voue plus mes adjudants aux gémonies, je ne crache plus sur la tombe de mes plombiers. Une seule fureur reste toujours aussi nette, aussi violente, aussi cruciale, celle que j'ai voué à M. Bouchacourt.
Et aujourd'hui, elle nous submerge, le vendeur et moi, à trente balais et des poussières, elle nous fait bafouiller d'indignation, de toujours jeune et vibrante rage.
M. Bouchacourt est mort depuis longtemps mais qu'il ne croit pas que je lui pardonne. Il m'a fait trop la vie à la merde, celui-là, je lui dois trop de terreurs, trop d'humiliations, trop de peur.
Et puis, il faut dire ce qui est, il m'a foutu en l'air tous mes dimanches parce qu'ils étaient la veille des lundis et que le lundi c'était lui. Guerre à ses cendres.
J'irais pisser sur sa tombe.
On a parlé longuement avec le vendeur de journaux, je suis ressorti avec des frissons dans la colonne d'avoir évoqué tout cela. J'ai encore cette panique en moi, cette terreur de grande transe, cette colique qui naissait des dictées. Et des interrogations surprises...
Parce qu'en plus, il faisait des pièges, ce crétin, des phrases spéciales, avec des trappes grammaticales, des traquenards de vocabulaire. C'était le Vietcong de l'orthographe, le guérillero du participe passé : on avait des mines sous chaque lettre. Il faisait des trous et il s'étonnait qu'on tombe dedans. Et une fois qu'il nous découvrait culbutés dans la fosse, il s'exclamait :
"Trente fautes ! Trente-cinq ! Record battu !"
Connard.
Ou cette directrice de collège, dans un vrai cri de joie :
- Vous, Iglesias, le BEPC ? Vous ne l'aurez jamais ! Vous m'entendez Iglesias ? Jamais !
Elle en vibrait.
En tout cas, je ne deviendrai pas comme toi, vieille folle !
En retenue quatre heures, huit heures, un mois, à recopier des règles : les verbes pronominaux, les mots composés, les attributs, les compléments d'agent... Il m'a collé la phobie de l'orthographe. Je fais toujours des fautes, je n'ai jamais cessé d'en faire, j'en fais sans doute de plus en plus.
Même aujourd'hui que l'orthographe est à la mode, je ne supporte pas ces concours imbéciles, ces singes savants qui vous font un quart de faute sur trois pages bourrées de subjonctifs et qui s'en vantent, les connots.
Bref, tout cela vient de M. Bouchacour.
Mais M. Bouchacour n'ai pas l'unique. J'ai tremblé bien avant lui, j'ai eu les chocottes bien après.
J'ai eu à mon tour des enfants, j'ai vu la pétoche dans leurs yeux, j'y ai retrouvé la mienne. Cette crainte qui noue les gorges, fait monter les boules, parfois les larmes.
Alors l'école c'est sans doute très bien, peut-être inévitable mais c'est aussi le lieu où l'on introduit la peur dans le coeur des enfants. Mais commençons par le commencement, c'est à dire par la rentrée.
Collection "Souvenirs d'école"
Je ne veux pas aller à l'école ; La rentrée ; L'écolier ; L'institutrice ; Les cancres