"Isabelle, parlez-nous du poker...
Le poker est un jeu d'observation, d'information, de déduction, de bluff, de manipulation, d'agression. Un adversaire, je vais d'abord l'observer. S'il vient de me montrer une paire d'As, je vais essayer de me remémorer ses derniers coups, me rappeler la façon dont il a joué, combien il a misé, à quel moment, la tête qu'il faisait, à quel moment il buvait son coca. S'est-il gratté le nez ? A-t-il souri ?
Ces petits tics, ces réflexes qui marquent le visage lorsqu'on ressent du plaisir ou qu'on se prépare à mentir, tout le monde en a. Pour déceler les "mains" de mes opposants, un bon truc est aussi de regarder leur poitrine et d'examiner leur rythme respiratoire. Le poker, c'est l'art de la morphopsychologie, avec toujours cette part de chance.
La chance, un paramètre qui ...
(elle coupe) ... Comme dit notre doyen Doyle Brunson : "The chips have no home" (les jetons n'ont pas de maison). Vous avez beau en avoir 12 millions et les autres joueurs un seul, comme c'est du No Limit, la situation peut se retourner très rapidement. ca peut aller très vite. Notre art est la manipulation et notre arme le bluff.
Parlons-en justement.
Tout l'art du bluff, c'est de décider quand prendre le bon risque, le risque qui en vaut la peine, le risque qui va payer. Quand on est amateur, le bluff, ce sont les beaux coups. Mais le bon bluff va bien au-delà : au poker, pas besoin de montrer ses cartes pour gagner, il faut juste parvenir à convaincre son adversaire de jeter les siennes. Un bluff sophistiqué c'est toute une histoire que le joueur raconte aux autres depuis le premier coup de la partie, ce n'est pas un mensonge, c'est une manière d'instiller le doute.
C'est bien ce que je pensais, on parle le même langage car figurez-vous que ...
La langue universelle du poker, c'est les jetons !
Oui mais...
(Elle recoupe) Avec votre air ahuri, des fois j'ai l'impression que vous me prenez pour un 2 de pique !
Loin de moi cette idée-là, la poker face, c'est quoi ?
Visage impassible, impénétrable et complêtement hermétique. Aucune émotion ne filtre. C'est à ça qu'on me reconnaît, quand je suis en instinct de survie, je garde ma poker face.
Quel est votre pire souvenir ?
Je reçois une paire de 4. Le mec paie la grosse blind. Je relance. Il paie. Comme j'ai remarqué qu'il ne s'engage jamais dans un coup, je me dis que j'ai une grosse chance de prendre ses jetons, et là, flop miraculeux, on tourne Roi, 6, 4 !
Le 4 ! La dream card ! Il n'y a qu'une chance sur 8 d'avoir une paire en main et de voir la carte de son brelan apparaître au flop !
Je mise d'entrée de jeu en espérant qu'il a en main un As et un Roi et qu'il va me relancer. Avec mon brelan de 4, j'ai une main tellement forte... Mais j'imagine que de son côté, il pense que sa paire de Rois est la meilleure main. D'ailleurs il le pense puisqu'il relance fort. C'est l'extase, je jouis ! Ce coup-là, c'est mon ticket. Je me dis que c'est le moment, je sais que si je fais tapis, il va suivre et mettre lui aussi tous ses jetons au milieu. J'ai tout vu, je connais le déroulement. C'est mystérieux mais c'est ainsi, au poker, les intuitions sont tellement fortes qu'elles sont presques divinatoires. Je dis "All-in." Et comme prévu il paie mon tapis. Je souris. Nous ouvrons nos cartes pour regarder l'issue du coup et j'affiche mon brelan. Ses cartes sont As Roi, sans aucun tirage couleur possible. Il a une paire de Rois et j'ai mon brelan. Donc il a moins de 2% de chances de gagner !
Il lui faudrait toucher, après le flop, deux cartes parfaites, les runnings cards. On tourne 6. Je me dis "Putain, je n'y crois pas, on va pas toucher un autre 6 ? Mais je le sais déjà qu'on va tourner un autre 6. J'ai vu le film dans ma tête... La foule s'écrase sur moi pour découvrir la "Fifth Street", "la rivière" en français... Bref, la cinquième carte arrive : un deuxième 6... Je prend l'uppercut dans l'estomac.
On compte les jetons. Même s'il ne m'en reste que trois ou quatre, je vais me rasseoir, tout donner et revenir. Au poker, on dit "a chip and a chair". T'as un seul jeton, tu peux revenir et gagner le tournoi. Tant que t'as un jeton, t'es vivant. Oui mais non, il a plus de jetons que moi, un tout petit peu plus, mais plus...
Je lui ai serré la main. Je suis sortie, je me suis assise par terre et j'ai pleuré. Une crise ! Ma vie était finie. J'étais écroulée. Et surtout je n'ai pas compris pourquoi. Pourquoi ce 6 ? Le As Roi me hantait... C'était mon bad beat, ce mauvais coup ou vous possédez une main gagnante mais votre adversaire a touché la carte miracle. Ce 6 m'a longtemps traumatisée.
Ensuite pendant des semaines, je n'arrivais plus à gagner, ma tête n'y croyait plus et j'ai tout perdu. J'étais même touché physiquement. "I was running bad" comme disent les anglais, je suis rentré dans un cycle infernal, c'était la descente aux enfers. J'ai sombré.
Comment avez-vous remonté la pente ?
Pierre Morency m'a écris un mail pour me dire qu'il croyait en moi. J'avais besoin de ça pour me remettre sur pied. Je me suis alors refaite...
... Chirurgie esthétique ?
Je suis passé de la déprime à la finale d'un tournoi international. J'étais de retour !
Avez-vous un coach ?
Gus me coache parfois lors d'un grand tournoi. Nous nous retrouvons pour un petit déjeuner studieux avec un cahier grand ouvert sur un récapitulatif des coups que j'ai joué la veille. Il analyse alors mes mains : ce que j'aurais pu faire (ou ne pas faire). Par exemple, on prenait une paire d'As et on la mettait dans toutes les situations possibles. (Gus prend des notes pendant les tournois en enregistrant dans son dictaphone ses erreurs et observations). Ensuite, il m'accompagne jusqu'à la salle et regarde qui est assis à ma table. Avant que je prenne place, il me fait part de ses expériences en dressant quelques scénarios possibles, avec tel ou tel joueur qu'il connaît déjà.
Vous parlez de lui avec beaucoup d'affection, avez-vous eu avec lui une histoire amicale ou amoureuse peut-être...
On ne peut rien vous cacher. Un jour, au Bellagio, Gus et moi sommes face à face, il me fait son tour de charme. Comme d'hab. On se fait la bise, il me serre dans ses bras, puis on s'embrasse. Un long baiser langoureux et interminable, comme si nous étions complêtement soûls. En fermant les yeux, je revois encore cet instant, cette scène avec moi en Katherine Hepburn. 6 mois auparavant j'avais mis mes mains froides dans ses mains chaudes, sans enfreindre ma loi qui m'interdisait toute relation avec un joueur. Mais là, tant pis. Je rompts mon pacte !
Gus est irrésistible, brillant, plein de charme. Avec Gus le tombeur, je suis toujours midinette. Je n'arrive pas à me l'expliquer. Mais mon côté fleur bleue, dès que je passe à table, je le laisse au vestiaire et je redeviens une tueuse.
Quelle est votre motivation ? Le gain ?
Le fric ne m'intéresse pas tant que ça. Je considère que c'est un moyen et non une fin. Un moyen d'être libre. Enfant, je n'avais que ce mot à la bouche : liberté. Une vraie obsession qui ne m'a pas quitté. Celle de vivre libre. Libre, et surtout vivre.
Dans ce monde, il n'y a pas de demi-mesure. Autour d'une table de poker, il faut vivre, survivre, être en alerte pour pouvoir sortir des mauvais coups et inventer l'issue gagnante. Avec le bluff, le joueur de poker tente de prendre son destin en main et de ne pas s'en remettre totalement à la distribution des cartes. Le bluff casse le cours du hasard.
Si ces millions font rêver, les vrais joueurs ne les ont pas toujours en poche. On raconte ainsi la blague de celui qui venait de gagner un million de sterling. Au journaliste qui lui avait demandé : "Quelle est la première chose que vous allez faire avec cet argent ?", il a répondu :"Je vais rembourser mes dettes. - Et avec ce qui reste ? - Les autres devront attendre..."
Est-ce que le poker est un sport ?
Oh que oui ! Aujourd'hui à la télévision, il y a des parties dans lesquelles sont mesurées les fréquences cardiaques des joueurs. En temps normal, un homme au réveil a entre 40 et 80 battements de coeur par minute. Dans une partie télévisée, Mike Matusow et Daniel Negreanu bluffaient l'un contre l'autre sans même savoir qu'ils détenaient la même main : 9-7. Le coeur de Matusow battait à 115 et celui de Negreanu à 63 ! Près de la moitié ! Les commentateurs se sont amusés à le comparer à un sportif de triathlon.
Avez-vous fait des rencontres insolites sur le circuit ?
Le chanteur de Rage against the Machine, je l'ai rencontré par hasard, en jouant au billard, et je l'ai ramené chez moi. Rouge de honte lorsque je me suis souvenue que son poster trônait au-dessus de mon lit. J'ai aussi rencontré Doug Dalton le directeur de la Poker Room, un homme épatant. Sur son bureau Doug a une roue de la fortune en or avec spt cases : 1 - Demain, 2 - Non, 3 - Pas tout de suite, 4 - Oui, 5 - Aujiurd'hui, 6 - Repasse la responsabilité à quelqu'un d'autre, 7 - Peut-être. Dès que tu rentres dans son bureau pour lui poser une question, il tourne la roue !
Le monde du poker est une communauté tout à fait unique et magnifique. On y retrouve beaucoup de joueurs qui apprécient la vie et se laissent aller à leurs envies. Dans ce milieu-là, il n'y a ni sécurité, ni routine. Il faut du courage et du mental. Au jeu, ils se combattent mais toujours avec une certaine classe. Ainsi le slow-roll, l'exemple type du savoir-vivre que chacun réprouve : supposons que j'aie une main gagnante à 100%. Si je mets trop longtemps à la montrer, c'est très mal vu. Il n'y a pas de pénalité, mais en une semaine, je suis grillée, ça fait le tour de la planète. Car un slow-roll fait souffrir gratuitement l'adversaire. Le poker est un jeu de bluffeurs, pas de pervers.
Et le sexe dans tout ça ?
Le sexe et le poker ont toujours fait bon ménage, il m'est arrivé de jouer avec un de mes partenaires tout en nous touchant discrètement sous la table. Parfois, j'annonce directement la couleur, quand un homme me plaît , je prends ma plus belle voix et lui lance : "You have a girlfriend?" Draguer, séduire, j'adore. C'est aussi une cartouche dans mon bluff...
L'interview non autorisée d'Isabelle Mercier :
Coach du jour... Isabelle Mercier
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