"Etienne Gailly.
Si l'histoire ne se répète jamais, elle bégaie parfois fâcheusement. Après Dorando, le Belge Etienne Gailly fut le plus célèbre perdant des JO de 1948.
Né le 26 novembre 1922, à Beringen, Gailly avait à peine seize ans quand il adhéra au club de l'Union saint-gilloise. Ses qualités physiques n'avaient pourtant rien d'exceptionnel. Déjà, cependant, perçaient sous des dehors quelque peu raides une volonté à toute épreuve et une générosité peu commune dans l'effort.
Il vécut donc dans l'ombre des grands coureurs avant de participer à son premier marathon aux Jeux de Londres. Méthodique et trop sérieux pour rêver, Gailly ne se berçait pas d'illusions.
C'est assez dire que notre homme, qui ne pouvait se prévaloir que de quelques bonnes performances nationales, était loin de prétendre aux rôles de premier plan. Une fois de plus, les noms des Finlandais revenaient dans toutes les bouches. Des français Josset, Cousin et Piesset, il n'était évidemment pas question.
Josset figura bien aux avants-postes vers le vingtième kilomètre, mais ce ne fut qu'un feu de paille.
Pourtant, ce fut bien Gailly qui fit la course en tête. Quand, environ au trente-deuxième kilomètre, le Coréen Yun-chil le dépassa, Gailly ne put cependant s'empêcher d'avoir un doute. Était-ce le Coréen qui allait trop vite ou lui qui baissait de régime ? Il ne tarda pas à être renseigné. Tandis que l'ombre du Coréen rapetissait devant, il fut rejoint tour à tour par Guinez et Cabrera, ainsi que par le modeste Gallois Richards, en regain de forme à trente-huit ans.
Sans perdre courage, Gailly rétablit le contact avec les Argentins et le Gallois. Il prit même de l'avance sur eux.
A l'avant, Yun-chil blessé, avait connu une défaillance terrible et s'était couché dans un fossé. Gailly se trouvait donc en tête, mais il l'ignorait. Il l'apprit à l'approche du stade par les escrimeurs belges accourus en grande hâte. Il allait gagner !
Enfin, il fut sur la piste et c'est alors que le drame éclata : soudain, Gailly eut des boulets aux pieds !
Les quatre-vingt milles spectateurs se dressèrent d'un bond, le coeur suspendu. Brisant cette chape de silence, une longue ovation monta. Il ne lui restait plus que 270 mètres à parcourir, et Gailly semblait hésiter sur la conduite à tenir. Allait-il s'arrêter ou avancer coûte que coûte ? Levant des genoux qui paressaient peser des tonnes, il reprit sa marche en avant de somnambule.
Déjà, Cabrera fondait sur lui. Un frisson avait parcouru l'assistance quand il était entré. C'était trop injuste ! Il n'allait tout de même pas arraché au pauvre Gailly une médaille d'or chèrement méritée ! Sans se soucier de la cruauté de la situation, bien en ligne, l'allure régulière et l'oeil lucide, l'Argentin ne cessait pourtant de se rapprocher. Un doux sourire assassin esquissé sous sa moustache drue, il dépassa Gailly à 250 mètres du fil.
Il avait franchi la ligne d'arrivée quand sa victime s'arrêta, stupide de douleur. Les secondes qui passèrent durèrent une éternité. Ces 150 mètres qui lui restaient maintenant à parcourir, Gailly en viendrait-il à bout ? La mécanique grinçante de son corps recommença à bouger. Encore 120 mètres ! A cet instant, Richards le dépassa à son tour. Le stade applaudit juste parce que c'était un britannique, mais le coeur n'y était pas.
Plus que 100 mètres, 80 mètres. La ligne droite qui s'ouvre sur une souffrance interminable. Le Belge s'arrêta encore. Serait-il jamais en mesure de franchir les trente derniers mètres le séparant de ce point qu'il fixait l'air extatique, comme hébété ?
Derrière la ligne d'arrivée, son coach faisait de grands signes éperdus. Ainsi appelé, Gailly repartit encore, à la vitesse d'un scaphandrier. Deux mètres à la seconde peut-être ! La scène était insoutenable. Quand elle prit fin, des milliers de poitrines libérèrent un soupir de soulagement. Il fut emporter sur une civière, raide momie ne laissant apparaître qu'un visage cireux.
Plus tard le héros malheureux de Londres devait raconter ainsi sa mésaventure : "Je n'avais plus de forces pour lutter. Ce que je voulais par dessus-tout, c'était de sortir du gouffre de ma faiblesse pour atteindre cette maudite ligne d'arrivée qui semblait si lointaine."
Trois mois plus tard, il couru à Pragues le 10 000 mètres et finit second.
Apparemment il avait retrouvé la forme.
Finalement, cet homme de caractère, qui avait affronté cent fois la mort depuis son engagement dans la Résistance et dont on a pu dire qu'il fut le "Saint-Exupery du marathon" mourut en 1971, renversé banalement par une voiture.
Fin de l'histoire.