"Félix Carvajal dit Félix The Flyer, est un des personnages les plus truculents de l'histoire des marathons.
Personne n'avait entendu parler de lui avant le 30 août 1904, jour du marathon olympique de Saint-Louis, et personne n'entendit plus parler de lui après d'ailleurs.
Particulièrement fier de son endurance, il décida de participer à l'épreuve mythique lorsque la nouvelle parvint à Cuba. Comment ce petit homme filiforme très brun de peau, déjà âgé de 29 ans et haut de 1,52 m qui ignorait tout de l'athlétisme et vivait dans une île isolée, éprouva-t-il pour cette compétition encore sans grand prestige un attrait irrésistible ?
Mystère.
Quoi qu'il en soit, Carvajal dut résoudre un important problème pour mettre son projet à exécution. Un problème qui tenait en une seule question : comment se rendre à Saint-Louis ?
Voici la solution que trouva notre facteur : son travail terminé, il visita les jardins publics de La Havane et décrivit des cercles en courant ; lorsqu'il jugeait le nombre des badauds intrigués par son manège, il montait sur une caisse de bois et déclaraît à la cantonade : "Je veux aller à Saint-Louis pour gagner le marathon ! Aidez-moi parce que je n'ai pas un peso !"
Autre mystère, il parvint ainsi à ses fins.
Débarquant à la Nouvelle-Orléans, il se trouva rapidement impliqué dans une partie de dés au cours de laquelle il perdit le peu qu'il possédait. Vivant de combines et de mendicité, parcourant 1000 kilomètres en auto-stop pour parvenir à Saint-Louis, il toucha néanmoins au but à temps.
Une fois sur place, il devint la mascotte des lanceurs de l'équipe des États-Unis.
Les géants américains partagèrent leur nourriture avec lui et hébergèrent le petit Cubain en essayant de lui inculquer quelques principes de vie saine et d'entraînement.
La vérité oblige à dire que Carvajal ne fut pas un très bon sujet. Pour lui, courir était un acte instinctif. Il n'y avait pas à sortir de là et il ne voulait pas entendre parler de stratégie. En revanche, il ne se fit jamais prier pour échanger des plaisanteries avec ses hôtes et raconter des histoires dans un anglais rudimentaire. Bref, il continua de mener la même vie décousue et fantaisiste.
Et c'est avec une température de 32° et alors que le taux d'humidité atteignait 90% que Félix se présenta ensuite sur la ligne de départ curieusement accoutré.
Porter une chemise de nuit avec de longues manches en guise de maillot, un pantalon au lieu d'un short et des chaussures de ville munies de gros talons n'est pas, on en conviendra, la meilleure façon d'aborder un marathon.
Surtout par une chaleur pareille.
Pourtant, c'est tout juste si le Cubain permit à un policier New-Yorkais de couper avec des ciseaux les jambes de son pantalon à hauteur des genoux. L'opération prit quelque temps, et il est généralement admis que Carvajal partit avec un léger retard sur le peloton, libéré à 15 h 03.
Il trotta en route avec désinvolture, exactement comme s'il accomplissait sa tournée habituelle dans les rues de la Havane.
N'ayant pas d'entraîneur pour le conseiller, l'encourager ou réprimer sa fantaisie, il plaisanta avec les spectateurs et, comme on lui refusait quelques pêches, il en vola deux avant de s'enfuir en mangeant. Un peu plus loin, il grimpa dans un pommier et croqua plusieurs fruits verts.
Sur la fin de la course, ces pommes troublèrent l'estomac de Carvajal.
Tourmenté par des coliques, pris de crampes dans la foulée, il fut contraint de se reposer longuement sur le bas-côté du chemin, ce qui ne l'empêcha pas de se classer quatrième.
Ce fut aussitôt pour disparaître de la scène sportive. Par la suite, on s'accorda à penser que le fantasque Cubain, qui possédait sans doute les meilleures qualités athlétiques parmi les engagés, aurait aisément gagné le marathon pour peu qu'il ait fait preuve d'un peu plus de sagesse.
Qu'importe, il avait réalisé son rêve...
Fin de l'histoire.