"Vingt et un jours plus tôt, une bombe semblable à celle que portait l'Enola Gay avait été expérimentée dans le désert du Nouveau-Mexique. Ce jour-là, le 16 juillet 1945, sur une distance de quatre cents kilomètres à la ronde, un éclair avait embrasé les cieux.
Aux dires des témoins, il éblouissait "comme plusieurs soleils réunis". Une gigantesque sphère de feu s'était élevée jusqu'à 8 000 mètres. La terre avait tremblé. Dans tout le sud-ouest des Etats-Unis, on avait entendu l'explosion et beaucoup s'étaient étonnés de voir le soleil se lever plus tôt que d'ordinaire. Une aveugle s'était écriée soudain : "Je vois !"
Une nouvelle ère avait commencé.
Flash back :
Dans les années 1920 et 1930, de jeunes savants cherchent éperdument et passionnément le secret de la matière. C'est Enrico Fermi qui ouvre la voie à de nouvelles applications, ce qui lui vaut, en 1938, le prix Nobel de physique. L'année suivante, il part pour l'Amérique : sa femme, Laura, est juive. Il a peur pour elle.
Les persécutions hitlériennes vont d'ailleurs éloigner d'Europe plusieurs savants atomistes. Juste retour des choses : si Hitler n'avait pas voulu imposer son absurde doctrine raciale, peut-être aurait-il disposé de la bombe atomique avant les Américains. Parmi ces exilés aux Etats-Unis, un physicien Hongrois du nom de Léo Szilard ne peut que susciter un intérêt particulier : il sait que cette bombe peut tout changer. Pour être entendu de Roosevelt, il songe à Einstein. Sa gloire est à son zénith. Même l'homme de la rue a entendu parler de la théorie de la relativité. Ils vont écrire une lettre pour convaincre le président.
C'est Alexander Sachs qui va donner cette lettre à Roosevelt quand il estimera que l'heure est venue. Sera-t-il ébranlé ? Sachs, qui connaît bien le passé et mieux encore son Franklin, lui conte alors une anecdote significative. Pendant des années, Napoléon a rêvé d'envahir l'Angleterre. Il n'y est jamais parvenu. Toujours les vents se sont révélés contraires. Un jeune inventeur du nom de Fulton est venu lui proposer de construire pour lui des navires à vapeur. Toute une flotte. L'empereur pourrait traverser la manche au jour qu'il choisirait. L'Angleterre une fois écrasée, il serait maître du monde. Napoléon a éconduit Fulton. L'affaire lui paraissait peu sérieuse. Il n'avait pas de tmps à perdre. C'est ainsi que, jamais, jamais il ne fut maître du monde.
Derrière ses lorgnons, les yeux de Roosevelt étincellent. Pensif, il aspire une bouffée de son long fume-cigarette. Il se fait apporter une bouteille de fine Napoléon, trinque avec Sachs puis donne l'ordre d'agir immédiatement. Tout va donc commencer ce jour-là. L'énorme machine américaine va se mettre en marche. Au bout du chemin, éclatera la bombe d'Hiroshima.
Einstein dira : "Si j'avais su, je n'aurai jamais signé cette lettre."
Le nom de l'entreprise : projet Manhattan. Son chef : le général Groves. L'effort est si considérable que le premier complexe industriel réalisé à Oak Ridge fait de la ville, en quelques mois, le cinquième du Tennessee.
Le soir de Noël 44, Groves déclare que les progrès sont tels que, très probablement le 1er août 1945, on pourra disposer d'une bombe. Du moins, il l'espère.
Si l'on se réfère au précédent de Napoléon refusant l'offre de Fulton, on peut dire que Hitler a purement et simplement réédité la même erreur. Roosevelt l'a évitée.
La guerre s'achève en Europe avant que la bombe soit prête. Désormais, c'est au Pacifique que les Etats-Unis vont consacrer tous leurs efforts. L'état-major élabore des plans d'attaque sans tenir compte de l'arme atomique, puisque les plus grands chefs militaires - même Eisenhower, même Mac Arthur - en ignorent l'existence. On prévoit de débarquer au Japon en deux étapes et en se référant à ce qu'à coûté en vies humaines la reconquête du pacifique, l'état-major estime que les pertes américaines, lors du premier débarquement, s'élèveront à un chiffre intermédiaire entre 30 000 et 40 000 hommes.
Mais l'imprévisible est advenu : les savants ne veulent plus lancer la bombe. Léo Szilard lui-même a émis, le premier, les plus expresses réserves. Il voulait en 39 que les Etats-Unis disposent de la bombe avant Hitler. On y est parvenu. Le paradoxe est que, pour vaincre Hitler, on n'a pas besoin de la bombe. Ne reste que le Japon qui ne la possède pas. Il s'est expliqué plus tard : "Le monde entier savait déjà, et les Japonais eux-mêmes, que le Japon n'avait aucune chance de gagner la guerre. Il fallait donc penser à la paix et laisser les bombes de côté. Un bombardement au Japon ne se justifiait en aucune façon."
Le 1er juin 1945, le comité nommé par Truman qui a pris la relève dépose ses premières conclusions. Il recommande de lancer la bombe au plus tôt sur le Japon. ceci sans prévenir les Japonais de sa nature.
Les savants s'élèvent contre l'emploi de la bombe. Ils préconisent que "la nouvelle arme soit présentée dans un désert en présence des délégués de toutes les nations." Des Japonais seraient invités. On créerait ainsi une atmosphère extrêmement favorable à un accord international. l'Amérique s'adresserait au monde : "Voyez l'arme que nous possédons. pourtant nous ne nous en servons pas. Nous sommes disposés à ne pas l'utiliser dans l'avenir, à condition que les autres nations adhèrent à notre proposition et que l'on sente un contrôle international sérieux..."
Le document destiné au président Truman ne lui est jamais parvenu.
Le journaliste William L. Laurence, seul observateur officiel du projet Manhattan est persuadé que si Truman, s'il l'avait lu, ne l'aurait pas compris : "A cette époque-là, il était impensable de ne pas faire usage d'une arme qui mettrait fin à la guerre et nul ne voulait se résigner à perdre au moins 500 000 hommes, sans compter au minimum 2 millions de vies japonaises. C'était un argument qu'aucun chef d'Etat ne pouvait négliger."
pendant de longs jours, les savants continuent à se battre contre l'utilisation de la bombe. Ils frappent à toutes les portes. En vain. Le comité Stimson a tranché. Truman a entériné ses propositions. Il n'est plus au pouvoir de personne d'empêcher l'inéluctable.
Le 16 juillet donc, la première bombe atomique expérimentale explose dans le désert du Nouveau-Mexique. Au moment où s'est déchaînée la terrifiante explosion, un passage d'un livre sacré de l'Inde atraversé l'esprit d'Oppenheimer :
Si le rayonnement de milliers de soleils
Irradiait dans l'instant le ciel
dans toute sa splendeur apparaîtrait le Tout-Puissant...
Je suis la mort,
La fin de tous les temps.
Winston Churchill a déclaré, lui, qu'il s'agissait de la colère de Dieu.
Après cette expérimentation, on dispose de deux bombes : l'une à l'uranium, Little Boy, l'autre au plutonium, Fat Man. On utilisera la première. Si le Japon refuse de capituler, on utilisera la seconde.
On choisit Paul W. Tibbets Jr, ving-neuf ans, brun de cheveux, grand fumeur de pipe et surtout modèle d'équilibre pour larguer la bombe. Quand il fut convoqué à Colorado Springs et qu'il s'entendit révéler le secret de sa désignation, il ressentit, confiera-t-il, l'impression "qu'on venait de l'arracher à une planète pour l'introduire dans une autre".
Le 5 août, après le service religieux auquel il assiste avec ses hommes, Tibbets s'avise que son appareil ne porte pas de nom. Tibbets fait plus qu'aimer sa mère, il la vénère. se souvenant de son nom de jeune fille, il décide de baptiser l'appareil Enola Gay.
Le 6 août, l'Enola Gay s'élance sur la piste. Il prend peu à peu de la vitesse mais le B-29 est lourd, trop lourd. Trempés de sueur, Tibbets voit s'approcher à toute vitesse l'extrémité de la piste. ON ROULE À 80 m/seconde. On ne décolle toujours pas ! Le co-pilote Lewis n'a jamais oublié ce qu'il a pensé alors : "Nous n'y arriverons pas. Nous devrions déjà être en l'air. Il ne reste plus assez de piste."
De toutes ses forces, il tire le manche à balai en arrière. A quelques mètres de l'extrémité de la piste, le nez de l'appareil se lève enfin. On décolle.
A Hiroshima, les habitants qui s'éveillent prévoient une journée caniculaire. Depuis quelques jours les japonais ne comprennent pas pourquoi Hiroshima est éviter par les bombes. certains vont jusqu'à raconter que la mère de Truman se trouve dans la ville. Ce qui est bien sûr faux. Ils ne sauront que plus tard que c'est parce que la ville était intacte que la ville a été choisie.
Dans cette ville, on manque de tout. On s'attend au débarquement américain. Sans cesse, la radio exhorte les Japonais à se prépare pour, le moment venu, rejeter l'envahisseur à la mer. Avec quelles armes résistera-t-on ? Avec quelles munitions ? La plupart des hommes ne sont armés que de bâtons.
A 7 h 09, heure locale, les sirènes retentissent. On a repéré un avion. Ceux qui lèvent la tête peuvent reconnaître un avion météo. Ce n'est pas dangereux, un avion météo. Nul ne s'inquiète. comment sauraient-ils qu'il s'agit du Straight Flush du major Eatherly ? Et que cet avion-là devrait les inquiéter bien plus que n'importe quel avion de combat ? Il est là pour donner le feu vert...
A 8 heures, l'Enola Gay arrive sur place, il a tenu son horaire. A l'heure fixée, la bombe a été amorcée. Le moment est venu. A l'adresse de Ferebbee, Tibbets lance :
- A vous de jouer maintenant.
Tom Ferebee rive son oeil au collimateur. A 9 h 14, en plein dans la mire, le milieu d'un pont se détache : c'est l'objectif qui lui a été désigné sur photo. Il hurle :
- Je le tiens !
La bombe est larguée. Tous les hommes de l'Enola Gay, comme on le leur a prescrit, baissent sur leurs yeux d'épaisses lunettes noires. Soudain, l'équipage tout entier est aveuglé. Bob Lewis se croit atteint de cécité. La bombe vient d'éclater. Elle a déchaîné une température de 100 millions de degrés. Déjà, un nuage qui ressemble à un champignon commence à s'élever. Hiroshima est devenu un immense brasier.
Bob Lewis serre les poings et murmure :
- Mon Dieu, qu'avons-nous fait ?
Cette phrase est celle qui figure au journal de bord.
Hiroshima n'est plus. Les premiers, ceux qui se trouvaient directement en dessous de la projection sur le sol de l'explosion, ont été désintégrés. Plus de traces de choses ni de gens. Si l'on s'éloigne du "point zéro", ce sont des cadavres calcinés que l'on découvre.. les hommes, les femmes, les enfants, se sont embrasés, d'un seul coup.
100 000 morts, 40 000 blessés. Officiellement.
Sans doute beaucoup plus.
Quand le major Eatherly a su ce qui était arrivé à Hiroshima, il s'est tu. Pendant plusieurs jours, il a refusé d'adresser la parole à quiconque. Pourtant il n'a pas largué la bombe. mais il a conseillé à l'Enola Gay de la larguer. Cette idée-là, il ne peut la supporter.
Or le responsable, c'était Truman. Il déclara dans ses mémoires qu'il se devait d'ordonner que l'on utilisât la bombe. Il l'avait fait. Il le disait. Rien de plus.
Plus tard, interrogé par des journalistes qui lui demandèrent à brûle-pourpoint quel était l'évènement de sa vie qu'il regrettait le plus, Truman répondit sans hésiter :
- Je regrette de ne pas m'être marié plus tôt.
Apparemment, il n'avait pas pensé à la bombe.
Claude Eatherly, lui ne s'en ai jamais remis. Après plusieurs dépressions, un divorce et une tentative de suicide, il va se rendre en pèlerinage à Hiroshima. Les Japonais l'accueillent comme un frère retrouvé. Les militants du désarmement se reconnaissent en lui. En 1952, il participe à une manifestation monstre contre l'arme atomique. Jusqu'au bout, il clamera qu'il faut renoncer à l'atome en tant que moyen de destruction. Jusqu'en ce mois de juillet 1958 où, à 59 ans, il mourra d'un cancer.
Au-delà de sa propre mort, Claude Eatherly a voulu militer encore. A sa demande, son corps fut brûlé. Comme tant d'autres corps l'avaient été, treize ans plus tôt.
A Hiroshima.