"Destin brisé.
Les temps changent...
Dans les années 30, le soufflet des Années folles est retombé et la chanson "lacrymale" peut se répandre à gros bouillons.
Les pierreuses début du siècle façon Yvette Guilbert renaissent de leur cendres et il est alors rien de mieux que de faire pleurer dans les chaumières. Car ce sont les femmes qui parlent le mieux de la misère...
N’ont-elles pas enduré du malheur pendant la guerre tandis qu’elles remplaçaient leurs hommes au foyer, aux champs et à l’usine ?
Et les femmes raffolent de ces rangaines pathétiques égrenant coeurs brisés, corps roués, dignités ravagées, beautés déchues et autres ventres salis et affamés.
Dans le genre, Fréhel excelle.
Nul romancier, pas même Zola, n’aurait pu imaginer pareille destinée.
Ses parents - de bons bretons - son venues tenter leur chance à Paris.
Pour M. Boulc’h, ce sera ouvrier aux chemins de fer, pour madame, des petits emplois de boniche et un peu de tapin pour arrondir les fins de mois.
Marguerite Boulc’h, née en 1891, n’est pas une fleur de pavé mais elle traîne pourtant ses guêtres dès la petite enfance, dans des souliers trop grands pour elle, poussant la chansonnette à un coin de rue pour rapporter trois sous à la maison.
Dire que la famille Boulc’h souffre de malchance est un euphémisme... Entre la grand-mère tuée par une vache en Bretagne, le grand-père foudroyé par une tornade et le père grièvement blessé par une locomotive, il y a de quoi se lamenter.
Marguerite aura sa part...
Elle est haute comme trois pommes quand elle se retrouve face à la Belle Otero, reine du music-hall, à tenter de lui vendre un "rénovateur facial" pour le compte d’un pharmacien.
La Belle Otero est si estomaquée par le culot et l’allant de la petite qu’elle la fait engager au Café de l’Univers où elle interprétera les refrains de Montéhus. Sous le nom de Pervenche, elle fait un malheur, avec ses grands yeux clairs, sa voix gouailleuse, ses mauvaises manières et son sens de la repartie...
Bientôt, on parle partout de celle qui a emprunté son nom de scène au cap Fréhel, de la Bretagne de ses origines.
A peine sortie de l’enfance, la voici vedette, mariée et maman.
L’enfant meurt en bas âge et son homme la quitte pour la grande Damia, cette même Damia qui lui présente celui qui devient le grand amour de sa vie, Maurice Chevalier.
Fréhel brûle sa vie, tente d’y mettre fin, explore des paradis artificiels, l’alcool, l’éther, la cocaïne...
Des excès qui font fuir son amant.
Sa course folle l’éloigne de France. Elle n’a que 22 ans lorsqu’elle trouve exil à Saint-Pétersbourg, puis à Bucarest et à Constantinople. Elle est tellement brisée que l’ambassadeur de France la fait rapatrier à Paris !
Le public retrouve une femme de trente et un ans aussi bouffi que méconnaissable.
A l’Olympia, il fait un triomphe à celle qui ne compose pas la déchéance mais l’incarne totalement. On s’émeut qu’elle porte en creux de son visage les cicatrices du chagrins, que son corps lourd porte le poids de ses malheurs, si bien que le cinéma l’accueille.
Elle incarne des tenancières, des chanteuses de cabaret, des catins, ou des Mme Tout-le-monde. Elle est magistrale dans Pépé le Moko en 1936 aux côtés de Jean Gabin.
Hormis le succès La java bleue, ses chansons ne font plus dans la dentelle : La coco, Quand on a trop de coeur, A la dérive, La peur, Il encaisse tout, Sans lendemain, La môme catch-catch qui lui fais dire "Je bois du gros qui tache"... Sa gouaille aussi porte à rire notamment quand elle chante Tel qu’il est :
Il n’a pas un seul poil sur la tête
Mais il en a plein sur les gambettes
Et celui qu’il a dans la main
C’est pas du poil c’est du crin
Tel qu’il est il me plaît...
Une fin d’après-midi de 1938, sur un trottoir du 9ème arrondissement, une femme épaisse croise un gamin. Il s’en revient de l’école le petit Lucien, la croix d’honneur fièrement agrafée à sa blouse en récompense de ses bons résultats.
La passante, connue de tous dans le quartier, félicite l’élève et lui offre à la terrasse d’un café tout proche un diabolo grenadine et une tarte aux cerises. Fréhel et Serge Gainsbourg viennent de se croiser...
On retrouvera le corps éteint de l’artiste dans la chambre sordide d’un hotel de passe du 45 de la rue Pigalle. Elle allait avoir soixante ans. Au cimetière de Pantin, une foule innombrable, se masse tandis qu’on la porte en terre.
Rideau.