"Souvenirs d'école de Daniel Pennac.
J'étais un mauvais élève. Chaque soir de mon enfance, je rentrais à la maison poursuivi par l'école. Mes carnets disaient la réprobation de mes maîtres.
C'est bien simple : quand je n'étais pas le dernier de ma classe, c'est que j'en étais l'avant-dernier.
Champagne !
Fermé à l'arithmétique d'abord, aux mathématiques ensuite, sans parler de l'orthographe, rétif à la mémorisation des dates et à la localisation des lieux géographiques, inapte à l'apprentissage des langues étrangères, réputé paresseux (leçons non apprises, travail non fait), je rapportais à la maison des résultats pitoyables que ne rachetaient ni la musique, ni le sport.
- Tu comprends ? Est-ce que seulement tu comprends ce que je te t'explique ?
Je ne comprenais rien. Pire : apparemment, tout le monde comprenait plus vite que moi.
Aussi, "Les bras m'en tombent", "Je n'en reviens pas", "Tu es complètement bouché" me sont des explications familières.
Le fait est que je n'imprimais pas, comme disent les jeunes d'aujourd'hui et du coup, j'étais en "grande difficulté", selon l'expression consacrée. Un cancre, en somme.
Un cancre avec les mots de cancre qui vont avec : "Je suis nul", "Je n'y arriverait jamais", "Même pas la peine d'essayer, c'est foutu d'avance", "Je vous l'avait bien dit, l'école c'est pas faite pour moi."
Et les mots des profs : "Le troisième trimestre sera déterminant". Réaction immédiate de mon père :
- Le troisième trimestre, le troisième trimestre, ça ne l'émeut pas du tout, ce gosse, la menace du troisième trimestre, il n'a jamais eu un seul trimestre convenable !
Il en rajoutait encore une couche :
- Le troisième trimestre... Comment voulez-vous qu'il remonte un pareil handicap en si peu de temps ! Ils savent bien que c'est un gruyère, leur troisième trimestre, avec toutes ces vacances !
- S'ils refusent le passage, cette fois je fais appel !
Et ça dure jusqu'à la fin du mois de juin, quand il s'est avéré que le troisième trimestre a bel et bien été déterminant, qu'on n'acceptera pas le rejeton en classe supérieure, mais que voulez-vous on s'est dit que peut-être cette fois le gosse comprendrait, il s'était bien repris au troisième trimestre, si, si, je vous assure, il baisait des efforts, beaucoup moins d'absences... Ce redoublement lui fera du bien. Cool. Non, pas cool. Ce n'est pas rien une année de scolarité fichue : c'est l'éternité dans un bocal.
J'oubliais : il y a la mère qui pleure, elle vous appelle et pleure en silence, et s'excuse de pleurer... un mélange de chagrin, d'inquiétude et de honte... "Mais qu'est-ce qu'il va devenir ?"
Alors que franchement, est-ce qu'il y a de quoi casser trois pattes à un canard ? Je tente une histoire drôle :
- Connaissez-vous le seul moyen de faire rire le bon Dieu ?
Hésitation au bout du fil.
- Racontez-lui vos projets.
En d'autres termes, pas d'affolement, rien ne se passe comme prévu, c'est la seule chose que nous apprend le futur en devenant du passé. Et pourtant, c'est toujours la même ritournelle :
- Avec des notes pareilles, qu'est-ce que tu peux espérer ?
- Tu t'imagines que tu vas passer en sixième ?
Interdit d'avenir. J'étais une nullité scolaire et je n'avais jamais été que cela. Je traverserai cette existence sans aucun résultat. De cela, certains enfants se persuadent très vite. Et comme on ne peut pas vivre sans passion ils développent, faute de mieux, la passion de l'échec.
Et les professeurs en rajoutent - presque toujours - une couche avec des appréciations sans espoir : "Aucun travail", "N'a rien fait, rien rendu", "En chute libre" ou plus sobrement : "Que dire ?"
Que dire, en effet. La vérité ? Essayons : "Monsieur, madame, je n'ai pas fait mes exercices parce que j'ai passé une bonne partie de la nuit quelque part dans le cyberspace à combattre les soldats du Mal, que j'ai d'ailleurs exterminé jusqu'au dernier, vous pouvez me faire confiance." Ou... "Monsieur, madame, désolé pour ces exercices non faits mais hier soir j'ai cédé sous le poids d'une écrasante hébétude, impossible de remuer le petit doigt, juste la force de chausser mon baladeur."
Impossible, du coup, on préfère une version plus présentable. Par exemple : "Mes parents étant divorcés, j'ai oublié mon devoir chez mon père avant de rentrer chez maman." Mieux : "J'étais occupé à lire l'énoncé quand la chaudière a explosé."
Imparable ! En d'autres termes un mensonge. Et on commence à mentir...
- Alors, ça s'est bien passé aujourd'hui ?
- Très bien.
Nouveau mensonge.
Qui lui demande d'être coupé d'un soupçon de vérité :
- En histoire, la prof m'a demandé 1515, j'ai répondu Marignan, elle était très contente !
(Allez ça tiendra bien jusqu'à demain.)
On rentre alors dans une angoissante dimension où le rôle dévolu à l'imagination consiste à colmater les innombrables brèches par où peut surgir le réel sous ses aspects les plus redoutés : mensonge découvert, colère des uns, chagrin des autres, accusations, sanctions, renvoi parfois, culpabilité, humiliation : Ils ont raison, je suis nul, nul, nul.
Je suis un nul.
"Et vous savez et je sais que dans notre société, un adolescent installé dans la conviction de sa nullité est une proie.
Je pense et repense à une appréciation terrible que j'ai eu sur un bulletin de cours préparatoire : "Manque de bases" On croit rêver. Autrement dit : Patate chaude.
Chaude la patate l'est surtout pour les parents. Ils n'en finissent pas de la faire sauter d'une main dans l'autre. Les mensonges quotidiens de ce gosse les épuisent : mensonges par omission, affabulations, explications exagérément détaillées, justifications anticipées : "En fait, ce qui s'est passé..."
Au début, les parents tiennent le coup. "Nous verrons demain,
nous verrons demain...
Avant de craquer. Irrémédiablement. Et au diable la préservation de l'atmosphère familiale, tant pis si le dîner tourne au drame, au diable les varices, en somme. On oublie Marignan et place à la berezina scolaire.
Autre problème sur le cancre, c'est que s'il réussit, on ne le croit jamais... Pendant sa cancrerie on l'accuse de déguiser une paresse vicieuse en lamentations commodes : "Arrêtes de nous raconter des histoires et travaille !" Et quand sa situation sociale atteste qu'il s'en es sorti on le soupçonne de se faire valoir : "Vous un ancien cancre ? Allons donc, vous vous vantez !"
Le fait est que le bonnet d'âne se porte volontiers à posteriori. C'est même une décoration qu'on s'octroie couramment en société. Elle vous distingue de ceux dont le seul mérite fut de suivre les chemins du savoir balisé.
Le gotha pullule d'anciens cancres héroïques. On les entend ces malins, dans les salons, sur les ondes, présenter leurs déboires scolaires comme des hauts faits de résistance. Je ne crois pas, moi, à ces paroles, que si j'y perçois l'arrière-son d'une douleur. Car si l'on guérit parfois de la cancrerie, on ne cicatrise jamais tout à fait des blessures qu'elle nous infligea.
On change de sujet. Un souvenir :
- Meu... Meu... Monsieur... Je n'arrive pas à c... à comp... Je n'arrive pas à comprendre...
- A comprendre quoi ? Qu'est-ce que tu n'arrives pas à comprendre ?
- La... proposition-subordonnée-conjonctive-de-concession-et-d'opposition !
Silence.
Ne pas rigoler.
Surtout ne pas rire.
- La proposition-subordonnée-conjonctive-de-concession-et-d'opposition ? C'est elle qui te met dans un état pareil Nathalie ?
Elle s'appelait Nathalie - Nath ! -, et doit être aujourd'hui une jeune femme de trente-sept ans. Et mère, va savoir. D'une fille de douze ans, peut-être. Nathalie est-elle chômeuse ou satisfaite de son rôle social ? perdue de solitude ou heureuse en amour ? Femme équilibrée, maîtresse ès concessions et oppositions ? Se répand-elle en désarroi à la table familiale ou songe-t-elle bravement au moral de sa fille quand la petite franchit la porte de sa classe ?
Il faudra que je demande à ma Mamie ce qu'elle en pense. Elle était écolière dans l'entre deux-guerres. En ce temps-là, on traitait les gosses à la dure !