"Une photo, là, sous vos yeux.
Une photo d'Anna Deslions, au temps de sa splendeur.
A son sujet, une question est sur toute les lèvres : Est-ce cette Anna Deslions là qui fournit à Zola le modèle de sa Nana ? On l'a affirmé. Les destinées sont parallèles. Comme Nana, Anna Deslions est venue de très bas. Ma Mamie prétendait que la Deslions avait commencé sa carrière dans une maison close.
Avec cela, un appétit de luxe à quoi elle était prête à sacrifier tout.
Les Goncourt - qui dans leur journal ne l'ont pas ménagée - racontent que, lorette débutante, elle priait leur domestique, comme d'une grâce, de lui laisser faire le tour de la table servie, avant le retour des maîtres, "pour se régaler les yeux..."
Comme Nana, Deslions était vulgaire sans rémission. D'ailleurs ses allures canailles ne lui allaient pas mal. Elle traversait des heures de spleen, rêvait tristement à son père - un honnête ouvrier - et au petit logement où elle avait grandi. Là-dessus, elle dépensait quatre à cinq milles francs par mois pour le blanchissage de ses toilettes. Une femme comme une autre, en somme.
Un peu lourde de corps - comme Nana - dès la tombée du jour, elle aspirait à retrouver son lit.
"Si j'étais riche, disait-elle, je pourrais dormir le soir."
Malheureusement, les nécessités du métier la contraignaient aux nuits blanches. Quand le prince Napoléon la "lança", elle ne changea rien à ses habitudes.
Elle ignorait le sens du mot fidélité, même s'il correspondait à ses intérêts. Elle trompa le prince avec le vaudevilliste Lambert Thiboust. Plonplon et lui se rencontrèrent un beau jour dans l'escalier. On se salua sans colère.
"Trompé par un homme d'esprit, dit Plonplon, c'est encore du bonheur.
- Déshonoré par une altesse, répliqua le vaudevilliste, c'est encore de l'honneur."
Toute une époque.
Ce fut, durant des années, une frénésie de richesses, d'or et de bijoux. On disait qu'elle avait une toilette pour chacun de ses amants, à leur couleurs préférées.
Elle avait son hôtel rue Lord-Byron. Elle y recevait les hommes de Paris les plus en vue. Chaque nuit, on y jouait gros jeu. Chaque jour, c'était mille fantaisies - plus coûteuses les unes que les autres. Elle ruinait son monde avec une facilité dont elle était la première à s'ébahir.
Des millions envolés des mains paradoxalement immaculées des Deslions, il ne restait rien. Plonplon la lâcha. On parla moins d'elle. Elle n'était plus à la mode. Elle pluma - pour la forme - encore quelques millionnaires. Mais elle ne vivait plus que de sa réputation passée. Avec l'âge mûr, sa vogue s'acheva. Elle vendit ses dentelles, ses équipages, ses bijoux, ses meubles.
Elle dut à l'un de ceux qu'elle avait ruinés, un Espagnol du nom de Perez, de ne pas mourir à l'hôpital. Avec ses dernières ressources, il lui loua un petit appartement obscur de la rue Taitbout. Devenu pauvre, il l'aidait à vivre - pauvrement. Puis ce fut la fin.
Rideau.