"Un demi-siècle.
Ça chauffe en France. Les universités bouillonnent, les bergers du Larzac voient débarquer d'étranges colonies, des normaliens se font engager comme tourneurs à l'usine pour être le levain de la révolution.
La jeunesse porte des cheveux longs et pattes d'eph', écoute du rock et les musiques latinos des mouvements contestataires, chantent El pueblo unido jmàs sera vencido des Quilapayùn.
Mamie pendant ce temps se la coule douce.
A l'étranger, les Etats-Unis s'enlisent au Viêtnam et la première puissance du monde est traversée de forces centrifuges. En 74, le président Nixon est contraint à la démission par la presse. Deux ans plus tard, les troupes américaines quittent Saïgon sur une défaite cuisante. En France, la société de consommation gagne du terrain, au grand dam des maos, situs, trotskos et autres groupuscules qui donnent des sueurs au ministre de l'intérieur Raymond Marcellin.
La Renault 12 colonise l'asphalte rutilant de l'autoroute A6, achevée en 71. Le concorde s'envole. Un prototype du TGV roule déjà. Prisunic fête "le beau pour tous" à petit prix. Habitat ouvre son premier magasin. La France se lance dans le nucléaire. En 73, la guerre de Kippour et le choc pétrolier mettent fin aux Trente glorieuses. Le Programme commun de la gauche échoue d'un souffle. En France, on a pas de pétrole mais on a Giscard d'Estaing, qui devient le plus jeune président de la République française.
Le chômage menace, la contestation s'essouffle, les communautés éclatent, les cheveux raccourcissent et les barbes perdent leurs fleurs. Commencée sous le signe de l'utopie, la décennie s'achèvera dans la désillusion et la crise économique.
Et Mamie dans tout cela ? Elle change elle aussi.
Elle continue de parler de tout, et même de théâtre, l'une de ses passions naissantes. Elle se damne pour Roger Planchon, Antoine Vitez ou le jeune Patrice Chéreau. Elle aime depuis longtemps Ariane Mnouchkine et son théâtre du soleil. Et puis, elle applaudit les pitreries du Splendid, les jeux de mots de Raymond Devos ou les sketches d'un jeune mec : Coluche. Qui aurait cru qu'elle applaudirait un humoriste réputé "vulgaire" ?
Pas Papi en tout cas.
Côté chanson française, elle reste fidèle à son goût pour les anti-héros un peu fêlés, un peu poètes : Higelin, Léo Ferré, Gainsbourg, Souchon, Brel, Brassens. Les paillettes de Dalida, Joe Dassin ou Claude François provoquent chez elle moins d'enthousiasme.
Quant à Sardou, adilé par une France qui chavire dans ses Bals populaires, Mamie le hache menu menu. Verdict : "Vraiment trop réac."
Ces années-là, la radio, elle-aussi a changé. On y rigole et joue moins qu'avant. En revanche, on y bavarde à gorge déployée. Ménie Grégoire recueille les confidences et reçoit des centaines de milliers de lettres. L'oracle pédo-psychanaliste Françoise Dolto devient une star. Même Mamie parle de Madame Soleil puisque le président Pompidou a répondu : "Je ne suis pas Mme Soleil !"
Jean-François Khan brille sur Europe 1 en discourant, discourant, discourant. Mais la radio a vraiment pris un coup de vieux. Il faudra attendre la fin de la décennie pour assister aux prémices d'une résurrection. Avec les radios libres : Radio verte, Radio Ivre, radio Ici et Maintenant... Elles déferlent sur les ondes.
Mamie n'en a cure. Elle préfère la télé qui ronronne comme un gros chat au milieu du salon. Un gros chat malade, déjà contaminé par deux microbes : la pub et la course à l'audimat. Mamie sort alors son chronomètre : Cinq minutes de pub par jour, huit minutes, quinze minutes... Elle s'agace : "Combien demain ?"
Le 13 décembre, Mamie applaudit quand Maurice Clavel lâche son fameux "Messieurs les censeurs, bonsoir", indigné parce qu'on a coupé un passage de son documentaire dans lequel il évoque les relations ambiguës qu'entretenait Pompidou avec la Résistance.
Elle le soutient.
L'ORTF disparaît pour laisser place à trois chaînes : TF1, Antenne 2, FR3.
Ces années-là, Guy Lux invente la première émission interactive, La Une est à vous : les spectateurs décident des programmes en téléphonant au 11-11.
Et la majorité impose ses goûts. Il ouvre ainsi définitivement la porte aux séries américaines : La planète des singes, Starsky et Hutch, Kojak, L'homme qui valait trois milliards, La petite maison dans la prairie ou Amicalement vôtre : "La plus aimable des séries anglo-saxonnes. Insignifiante, mais agréable", lâchera Mamie.
Non, tout n'est pas à jeter. Quelques feuilletons sont à mettre à son crédit, Lettres d'un bout du monde de Jeannesson, Noëlle aux quatre vents, Le sagouin de Sege Moati ou La demoiselle d'Avignon, avec Marthe Keller. Pascal Sevran vocalise dans La croisée des chansons sur TF1 à 13 h 55 tandis qu'Alain Decaux raconte. Pierre Tchernia fête déjà ses vingt-cinq ans de télévision. Jacques Martin invente Le petit rapporteur en 1975, qui fait connaître Prévost, Collaro et surtout Desproges.
Les enfants sont scotchés devant l'île aux enfants, Casimir, Gribouille et la fameuse Noiraude.
Les plus grands rêvent devant Temps X des Bogdanoff. Etienne Mougeotte présente L'actualité en question et PPDA son premier JT. Mais la star de l'info, c'est Roger Gicquel. Le 18 février 76, pour annoncer le meurtre du petit Philippe Bertrand par Patrick Henry, le présentateur crooners prononce la fameuse phrase : "La France a peur."
Mais comme dit Mamie : La télé manque d'entrain. Les jeux de 20 h, Trente millions d'amis, c'est chouette, mais on est loin de la force des Raisins verts.
Et le cinéma ? Du M.A.S.H d'Altman, à l'Apocalypse Now de Coppola, de La grande bouffe de Ferreri aux Valseuses de Blier, le cinéma pulvérise les pudeurs de ses prédécesseurs.
Mamie voit arriver une pléiade d'acteurs, Depardieu, Deweare, Huppert ou Miou-Miou. Alain Delon est toujours là et parle déjà de lui à la troisième personne. Mamie apprécie Pialat, Sautet ou Tavernier mais déteste Chabrol. Et voilà que le cinéma américain réinvente le grand spectacle. Speilberg, Coppola ou Lucas l'amène au bout de l'univers.
A la fin de la décennie, la révolution islamiste est en marche en Iran, les Russes partent s'embourber en Afghanistan, Claude François meurt dans sa baignoire, Beaubourg est sorti de terre et Mamie fête ses cinquante ans...