"6 mai 1889. L'inauguration de la tour Eiffel se déroule en grande pompe. Le monument va devenir le symbole de Paris. Quelques mois plus tôt, à Ménilmontant, un autre futur symbole a vu le jour : Maurice Chevalier.
Au même moment, le chansonnier Léon Xanrof crée Le Fiacre, qui sera popularisé quelques années plus tard par Yvette Guilbert.
"Un fiacre allait trottinant
Cahin, caha, Hue, dia, hop-là
Un fiacre allait trottinant
Jaune, avec un cocher blanc.
Lorsque Maurice va à l'école, il est petit et gros, ce qui lui vaut le surnom de "Patapouf". Cinquante ans plus tard, il écrira cette chanson en souvenir de cette blle époque et de son quartier natal.
"Les gars de Ménilmontant
Sont toujours remontants
Même en redescendant
Les rues de Ménilmuche ...
Dans ce quartier d'ouvriers, "Patapouf" cherche à oublier la misère en se bagarrant avec les copains pour quelques billes. C'est pourtant le quartier préféré d'Aristude Bruant, celui qui le rendra célèbre grâce à cette ritournelle.
"Papa était un lapin qui s'appelait J.B Chopin ...
Paul, le grand frère de Maurice permet à la famille de subsister grâce à son salaire. Le samedi, sa mère accompagne les marmots au spectacle pour les distraire et faire "comme tout le monde". Maurice commence alors à rêver. Il s'imagine lui-même dans ce monde merveilleux. La petite graine est semée.
Dans le salon indien du Grand Café, boulevard des Capucines, les frères lumières viennent de projeter devant trente-trois spectateurs L'Arrivée du train en gare de La Ciotat. Le 28 décembre 1895, le cinématographe est né. Le comique troupier Polin, lui, ne voit que la caissière.
"Elle est belle, elle est mignonne
C'est un' bien jolie personne...
A l'Elisée, Emile Loubet succède à Félix Faure qui a succombé le 16 février 1899 sur le canapé du salon bleu du Palais, dans les bras de sa maîtresse Marguerite Steinheil, l'épouse du peintre.
Les chansonniers s'esbaudissent. marguerite devient "la pompe funèbre". Quant à son amant président,on dit de lui : "Il s'était cru César, il est mort Pompée."
Le XXème siècle pointe son nez. La France est coupée en deux depuis l'Affaire Dreyfus qui marquera durablement les esprits.
Dans les rues, on chante La Paimpolaise de Théodore Botrel et Viens Poupoule, colportées par Félix Mayol, le roi du café-concert.
"Le samedi soir après l'turbin
L'ouvrier parisien
Dit à sa femme : Comme dessert
J'te paie l'café-concert...
Viens Poupoule, Viens Poupoule, viens !
Quand j'entends des chansons, ça me rend tout polisson.
Maurice est alors tour à tour peintre, apprenti imprimeur, menuisier, électricien, ouvrier mais son rêve demeure : devenir artiste, briller dans la lumière. Ne pouvant être acrobate, il décide de devenir chanteur !
Il fait ses premiers pas au Céfe des Trois Lions puis enchaînent les contrats. Puis vient la consécration : l'Alcazar de Marseille.
Le public très difficile broie les vedettes. il siffle, hurle, chahute, n'hésite pas à sortir de scène ceux qui ne conviennent pas. Celui qui entre en lever de rideau avant lui se fait hacher menu par le public. Il ne termine pas sa chanson.
Quand Maurice descend à son tour dans l'arène, il est mort de trouille et commence à dérouler ses ritournelles dans un silence glacial.
"Ah ! Les p'tits pois, les p'tits pois, les p'tits pois
C'est un légume très tendre
A la troisième chanson, il est bissé. L'Alcazar éclate d'un grand rire sonore. Maurice a gagné, il a conquis la Canebière à dix-neuf ans. Il a ce mot : "Je marche sur une carpette magique."
Il rencontre ensuite Fréhel. La môme Pervenche fait le pont entre le Paris d'Aristide Bruant et celui d'Edith Piaf. Son mari lui préféra Damia, sa concurrente brune en fourreau noir dessiné par Sache Guitry, qui se fait un nom dans la chanson réaliste avec La Veuve, un texte contre la peine de mort.
"Voici venir le prétendu
Sous le porche de la Roquette.
Appelant le mâle attendu,
La veuve, à lui s'offre, coquette.
Tandis que la foule, autour d'eux
Regarde frissonnante et pâle,
Dans un accouplement hideux,
L'homme crache son derneir râle.
Chevalier décrit les premiers moments de cette rencontre avec celle qu'il nomme "sa longue folie charnelle" dans ses souvenirs tamisés par le temps.
Mais extravagante, dévergondée, droguée, Fréhel est tout le contraire de Chevalier. Il s'éloignera progressivement de sa tigresse lascive qui l'embarquera dans d'insatiables parties de plaisir. Le désir fait place à la haine.
Et ce sera grâce à une fameuse prestation aux Folies Bergère, où il donne la réplique à Mistinguett qu'il rompt définitivement avec l'interprète inoubliable de La Java Bleue, "celle qui ensorcelle quand on la danse les yeux dans les yeux".
Mistinguett sera son premier grand amour.
Nous sommes en 1913. Une époque insouciante où l'on chante Le Dénicheur et Si tu veux... Marguerite colportée par le grand Fragson.
"Si tu veux faire mon bonheur
Marguerite, Marguerite.
Si tu veux faire mon bonheur
Marguerite donne-moi ton coeur.
Le 28 juin 1914, l'héritier du trône d'Autriche est assassiné à Sarajevo par un Serbe bosniaque. C'est le déclencheur de la guerre, l'étincelle qui embrase l'Europe.
Ce sera alors la pleine période des tourlourous qui vont triompher auprès des poilus avec une servante, belle, bienveillante et peu farouche, qui leur apporte le temps d'une chanson l'illusion du bonheur avant de retrouver leurs tranchées cauchemardesques. Cette servante, c'est Madelon, bien sûr.
"La Madelon pour nous n'est pas sévère,
Quand on lui prend la taille ou le menton,
Elle rit c'est tout l'mal qu'elle sait faire,
Madelon, Madelon, Madelon.
Mistinguett continue à acclamer son public, passe entre les rangs des spectateurs avec sa parure de plumes, montre ses gambettes dans une douce euphorie et chante pour ceux qui se battent pour la France. Le cri des poilus :
"A nos poilus qui sont au front
Q'est c'qui leur faut comme distraction ?
Une femme, une femme !
Qu'est c'qui leur f'rait gentiment
Passer un sacré bon moment ?
Une femme, une femme !
Blessé, Maurice sera fait prisonnier puis sera libéré grâce à la Mist.
Les retrouvailles sont poignantes. Il retrouve avec gourmandise les gambettes de sa douce folie, qu'elle interprète avec délectation dans cette chanson fétiche écrite par le complice de Maurice, Albert Willemetz :
"On dit que j'ai de grandes quenottes
Que je n'ai que trois notes
C'est vrai ...
Mais le retour à la vie parisienne est difficile. Mistinguett est navré. Les premières disputent séparent le couple.
Huit mois plus tard, l'armistice est signé. Maurice chante La Madelon de la victoire, écrite dans l'euphorie des évènements.
"Madelon, emplis mon verre,
Et chante avec les poilus,
Nous avons gagné la guerre
Hein ! Crois-tu, on les a eus !
Paris redevient alors le lieu des plaisirs. Les rythmes syncopés du ragtime et du jazz naissant envahissent les cabarets, d'autant que les premiers disques arrivent d'Amérique. En France, on en est encore à danser la java dans les bals et les guinguettes.
"L'grand Julot et Nan a,
Sur un ai de java,
S'connur'nt au bal musett'
Sur un air de javette ...
Entre maurice et Mistinguett, les disputtes sont de plus en plus fréquentes. Maurice est engagé en cachette au Palace de Londres par la grande artiste Elsie Janis, et quitte le Casino de Paris. "Mist" est sous le choc, accuse le coup. La plaie qui vient de s'ouvrir ne se refermera plus.
Elle écrit : "Je ne suis même pas capable de retenir le seul homme que j'ai vraiment dans la peau, le seul qui m'ait fait vibrer."
Elle demande à ses amis de lui écrire une chanson qui décrive toute l'abnégation, tout le renoncement dont sont capables les femmes pour les hommes qu'elles aiment, quelque chose qui exprime à la fois son incontournable souffrance et son seul bonheur : son homme.
Cette chanson fera le tour du monde. Chaque fois qu'elle interprète Mon homme, c'est pour lui, pour son Maurice, le seul véritable amour de sa vie.
"Je l'ai tell'ment dans la peau
Qu'j'en d'viens marteau,
Dès qu'il s'approch' c'est fini
Je suis à lui
Quand ses yeux sur moi se posent
Ca me rend tout'chose.
La suite ? Une chanson va faire sa fortune. Elle sera fredonnée par la France entière pendant au moins deux générations :
"Dans la vie faut pas s'en faire
Moi je ne m'en fais pas ...