"Comment voulez-vous que j'oublie... d'Annie Butor.
Ma mère se souvenait de leur rencontre, extrait : "Il était une fois à Paris un bistrot ouvert toute la nuit. La clientèle ? Chaufeurs de taxis en rupture de compteurs, peintres sans galerie d'exposition, écrivains sans éditeurs, chanteurs sans voix, putains sans clients, pigistes sans chiens écrasés... J'avais vingt-six ans, un divorce sans importance et une passion qui s'essoufflait.
Il est entré, incolore dans son imperméable beige, l'écart des dents de la chance éblouissant son. sourire d'enfant, un air d'Ailleurs. Il me tend la main, je lui offre une Pall Mall, il s'assis calmement face à moi. Nos destins étaient joués, gagnés, perdus.
Puis tu m'as dit "A demain" comme on dit "de toute éternité".
L'éternité, c'était lui.
Je le revois dans sa veste de pingouin à carreaux noir et blancs qui ne t'allaient pas du tout. Mais Dieu, que je te trouvais beau !"
Ils ne se quittèrent plus pendant dix-huit ans.
Ce fut entre eux, immédiatement, un amour fou, une incroyable complicité intellectuelle ; une entente physique totale. J'ai cru au grand amour en les voyant se regarder.
Leur amour irradiait.
Seul les sous manquaient, ces fameuses "fins de mois qui reviennent sept fois par semaine". Nous vivions d'amour, d'eau fraîche, de spaghettis et d'espoir. L'amour, "ça pousse à la maison", allait bientôt chanter Léo dans la chanson "Paris-Canaille", qui lui apportera un. début de célébrité.
Je me souviens des ballades au bois de Boulogne qui restent à jamais le souvenir même du bonheur.
Je me souviens aussi de nos vacances en Bretagne où toute notre bande allait se baigner en chantant "La Paimpolaise".
Je me souviens du camping dans les Alpes. Léo a écrit dans un recueil :
"Rappelle-toi
Cette neige de nuit avec mes cheveux gris
Ma mère et moi, nous nous sommes longtemps rappelé...
Ma mémoire est faite de chansons
Léo aimait les Beatles et ne détestaient pas les voix de Françoise Hardy et de Sheila.
Il aimait Trénet et Aznavour et se moquait de l'"abbé Brel" quand il entendait "Je t'offrirai des perles de pluie venue d'un pays où il ne pleut pas"....
"Cela ne veut rien dire !"
Il aimait les films policiers, les westerns, les films à grand spectacle. Il m'emmena voir Les dix commandements, Le train sifflera trois fois, Ben Hur, me fit apprécier Charlton Heston. En revanche, il faisait la grimace, haussait les épaules lorsque je fondais d'admiration devant Burt Lancaster ou Raf Vallone. Il me parla de Chaplin, de Garbo, et de Danielle Darrieux dont il avait tant admiré la beauté.
Grâce à Léo, au cours de ces années passées à ses côtés, j'ai vécu naturellement entourée de musique et de poésie.
Comment voulez-vous que j'oublie ?
L'année 1954 fut un bon cru. "Le piano du pauvre", "Paris-Canaille", L'Homme", de véritables succès populaires qui nous ont permis de vivre plus aisément.
Mouloudji, Catherine Sauvage, Jacques Douai, Eddie Constantine, Jacques Loussier, Les Garçons de la Rue, les Compagnons de la Chanson, les Frères Jacques venaient apprécier les diners de ma mère. Je les revois à la maison, autour du piano, en costume de ville répéter "L'homme" ou "Monsieur William".
La suite prochainement.