"Un roman magnifique de Robert Sabatier, morceaux choisis :
Comment un homme peut-il être à ce point hanté par un souvenir de jeunesse ? Je n'en finirais pas de m'interroger. "Si tu poses des questions, tu n'obtiendras que des réponses !" dit un proverbe africain.
En ce temps-là, on arrosait la terre avec du sang, des larmes, et il poussait de petits dictateurs. Naissaient des sigles, R.P.F, P.P.F., L.V.F, S.O.L. préfigurant la Milice, tandis que les quatre D détestés : Marnand, Déat, Degrelle, Doriot se grisaient de leur déchéance..."
J'ai trouvé ces lignes juvéniles sur les pages d'un cahier à reliure spirale portant la date 1942.
Toute guerre a l'intérêt de nous enseigner la géographie. que savais-je d''El-Alamein, de Stalingrad ou de Pearl Harbor avant de planter ces drapeaux faits d'une épingle et d'un papier replié peint aux couleurs d'une nation sur une mappemonde fixée au mur de ma chambre ?
Nous étions en 1942. "Plus un pas en arrière !" avait proclamé le maréchal Staline.
Une affiche proposait l'échange d'un litre de vin contre deux cents grammes de cuivre : on attirait le Français réputé ivrogne avec du vin comme les rats avec du fromage.
Comme pour mes héros médiévaux, j'avais l'obsession des noms propres : Eisenhower, Montgomery, Clark répondaient à Paulus, Keitel, Brauchitsch ou Guderian. En France, on ne parlait que d'amiraux, Auchan, Platon, Abrial, Decoux, Esteva, Michelier tandis que la Flotte se sabordait à Toulon.
De sottes affiches témoignaient de la duperie de la Relève des prisonniers : "Ils donnent leur sang. Donnez votre travail.", ou "Je suis heureuse. Mon mari travaille en Allemagne."
C'est à ce moment-là que je l'ai rencontré. La première fois, elle me parla de photographies et de son oncle. Il tenait un rôle de Bel-Ami comme dans ce film allemand que je ne voulais pas voir. Elle me dit :
- Je ne suis pas une guerrière. Seulement une traductrice. Le nom est Nachrichtenhelferinnen. Comme ce serait trop difficile à prononcer, vous dites "souris grises".
J'aurais préféré une autre couleur, "souris verte" par exemple. Vous savez : Une souris verte qui courait dans l'herbe...
- ... Je l'attrape par la queue...
- ... Je la montre à ces messieurs..."
Plus tard, allongé dans mon lit, j'entrepris d'écouter la B.B.C.
A force de caresser le bouton de l'appareil et de tendre l'oreille. au contraire des grincements haineux de Jean-Harold Paquis sur Radio-Paris, j'appris l'ouverture de négociations entre de Gaulle et Giraud, puis après les curieux messages personnels, j'entendis la Voix des Belges libres qui se terminait par cette phrase : "Allez, les Belges, au revoir et courage, on les aura, les boches !"
J'allai à la fenêtre. Sur le trottoir d'en face, une fillette sautait à la corde. J'en étais là quand je vis celle que je ne voulais pas attendre. Elle sourit à la fillette, lui parla, lui caressa la tête et traversa la rue. je compris que je n'aurai pas le courage de faire le mort. Je me répétai alors qu'elle n'était pas allemande, qu'elle ne pouvait pas être une allemande. J'étais près de la porte avant même qu'elle eut sonné.
Je l'entend encore : "Je sais : personne ne nous regarde. C'est pourquoi il y avait des panneaux d'indication en allemand partout dans les grandes artères. Nous appelons Paris Die Stade orne Blick, la ville sans regard.
Pour les Allemands, c'était champagne, cognac, femmes dénudées, strass et faux luxe, plaisirs frelatés. Pour eux, Paris était une récompense. Il existait un slogan : Jeder einmal in Paris, "Chacun une fois à Paris".
Puis elle murmura : "Marc..." et je dis : "Maria..."
Je n'avais jamais connu un tel émoi ; je ne devais jamais le retrouver auprès d'autres femmes. Le temps cessa d'exister.
La suite ? Elle voulait connaître Paris par mes yeux, librement, comme si elle n'était pas une Allemande. Parc cette parole, par cette allusion à la liberté, j'eus cette pensée que les occupants étaient plus prisonniers que nous.
Je reçus les commentaires de Mme Olympe : Ah ! jeunesse.. Tu as bien raison, va ! Comme dit la chanson, "Il faut cueillir le printemps !" Vingt ans c'est la belle âge..."
Aujourd'hui, chaque quartier me porte confidence d'un souvenir. Je revois encore Maria qui fit danser ses doigts en signe d'au-revoir. Elle esquissa ce sourire éclatant qui me faisait fondre.
Tous ceux qui ont aimé longuement, ardemment, et, après une longue attente, reçu l'offrande d'un corps comprendront ce que je ressentis : l'éblouissement, une vague d'effroi devant la féminité, une ferveur, mille sentiments et sensations mêlés qui m'enflammèrent et me modérèrent tour à tour en m'inspirant désir et délicatesse.
Des riens m'apparurent : écorces d'orange, fleurs séchées, billes de verre, soldat de plomb, collier d'attaches-trombones.
Toute ma chambre sembla s'éveiller.
Pour ouvrir les portes de la félicité, j'avais mon sésame : je ne cessais, comme je le ferais durant des années, de répéter le prénom de Maria.
Maria. Sa voix au téléphone, son pas dans l'escalier, le froissement de sa robe, son rire, sa danse dans mes bras, son visage, sa bouche, sa peau... Notre amour était devenu aveugle de l'éblouissement provoqué par sa propre lumière.
"Venez , mon petit Marc. Après le repas, nous écouterons de la musique.
Dans le brouhaha, les bruits de verres et de bouteilles, des exclamations fusaient, des "Vive Charles !", des bribes d'Internationale, de Jeune Garde, de Drapeau rouge, mêlés à la Marche Lorraine ou à celle des Bat' d'Af', sans oublier des chansons de salle de garde.
"Je viens de l'apprendre par la T.S.F. Messieurs...
Les petits gars, si vous ne le savez pas, j'ai une nouvelle à vous annoncer... Paris est libre ! Oui, Paris s'est libéré tout seul, tout seul, je vous le dis !"
Ce fut une clameur, des cris de joie, des applaudissements, des embrassades, des danses. Le messager fut porté en triomphe jusqu'au bar où un verre lui fut servi. Le pianiste d'occasion joua La Marseillaise. Le silence fut total.
Ensuite, on entonna : Il est sur la terre africaine, une, deux, un régiment dont les soldats, dont les soldats... Je revis les défilés allemands sur l'avenue de Versailles : Heidi, Heido, Heida...
Je chantais moi aussi ou je faisais semblent. J'entendais d'autres voix, d'autres couplets : Une souris verte qui courait dans l'herbe... Tous tes enfants qui t'aiment et vénèrent tes ans... Nous sommes les enfants de Lénine par la faucille et le marteau... Heidi, heido, Heida, ah ah ah ah...
L'étendard sanglant est levé.
Oh ! Maria.
Elle chanta : "Mais le plus bonheur n'est plus un rêve."
Et ce fut tout.
La suite prochainement.